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ESCHYLE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE.

Tel est, chez M. Leconte de Lisle, le tour de l’invention poétique et tels sont ses moyens d’expression : il sacrifie volontiers ce qui est naturel et ce qui tient à la vie intérieure, pour y substituer d’étranges images, grandioses et brutales, d’une barbarie de convention. À l’idée naïve donnée par l’antiquité grecque, il ajoute un trait grossier de peinture matérielle, et c’est sur celui-là qu’il insiste et fait effort d’imagination. Dans l’Odyssée, Agamemnon raconte la mort ignominieuse qui l’a surpris à table : « Je suis tombé comme un bœuf tombe sur sa mangeoire. » Oreste dit de son père dans les Érinnyes :

Comme un bœuf inerte et lié par les cornes,
Et qui saigne du mufle en roulant des yeux mornes,
Le porte-sceptre est mort lâchement égorgé !

Il dit de lui-même à sa mère :

Tu m’as vendu, tu m’as, loin du royal berceau,
Dans la fange, ô fureur ! jeté comme un pourceau !
J’ai ployé sous les coups, j’ai sué sous l’outrage.
..................

Il entrait dans les vues du poète français de dégrader l’Oreste grec et d’infliger à son enfance toutes les misères de la condition servile. Cela l’aide à faire de lui ce qu’on aurait appelé autrefois un héros romantique :

J’ai maudit la Lumière, et l’Ombre, et les Dieux sourds,
Et j’ai cent ans, n’ayant vécu que peu de jours !

C’est, si l’on veut, du romantisme hellénique.

Les comparaisons et les analyses pourraient se prolonger à l’infini ; mais je n’ai l’intention ni d’expliquer encore une fois l’Orestie, ni de critiquer en détail M. Leconte de Lisle. J’ai voulu seulement faire voir que l’art diffère beaucoup par les principes et par les procédés chez les deux poètes, et que le poète ancien, malgré certaines additions d’un goût moderne, ne nous est transmis que très diminué. L’imitation ne conserve ni, dans tout le drame, la puissante impression d’une action mystérieuse dont la trilogie d’Eschyle était profondément pénétrée, ni, dans les personnages, le sentiment de la vie réelle, cette condition indispensable de l’émotion. Voilà pourquoi la copie est moins dramatique que l’original. Pour tenir lieu de tout ce qu’il supprime, M. Leconte de Lisle paraît compter