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précieux, M. de Persigny ne le possédait pas, il ne voyait que son idée et n’apercevait rien au-delà. Il était parti de Paris avec la foi d’un illuminé, convaincu qu’il n’aurait qu’à paraître pour triompher de toutes les résistances et convertir les plus obstinés à la foi napoléonienne. Dans son orgueil apostolique, il attribuait les méfiances et les sourdes hostilités que le prince président rencontrait à l’étranger, à la mollesse, à la lâcheté de notre diplomatie. « Il faut faire sortir nos agens de l’ornière où ils se sont engagés, écrivait-il, leur donner des instructions énergiques pour leur faire répéter partout que, dans l’intérêt de la civilisation européenne, le gouvernement français doit être respecté, et que, si l’on commettait la faute de vous traiter comme Louis-Philippe, vous ne tarderiez pas à faire la guerre. » L’empire était à ses yeux la panacée souveraine qui devait sauver le monde et les dynasties. Il taxait d’aveugles ceux qui ne le voyaient pas, il les vouait aux dieux infernaux. Il annonçait urbi et orbi l’avènement au trône du neveu du prisonnier de Sainte-Hélène, et, lorsqu’il était question du mariage d’une princesse allemande, il disait à M. Cintrat et à M. de Ségur, ses deux secrétaires : « Que n’épouse-t-elle Louis Napoléon, elle deviendrait impératrice. » S’il manquait de tact et d’expérience, il était sagace, pénétrant; il avait le don des voyans. Sa lune de miel à Berlin fut courte; il avait trop vite démêlé le jeu de la Prusse, ses arrière-pensées, et ce qu’il appelait « ses perfidies. » Désabusé, il fit son mea culpa. Il s’inclina devant la prévoyance du prince, qui, avant son départ, s’était appliqué à tempérer ses ardeurs de néophyte, à le prémunir contre les pièges et les chausse-trapes. « Je le vois, disait-il, les idées fausses dominent en Europe, et vous n’aviez que trop raison quand vous taxiez d’illusions les espérances, que je concevais sur la sagesse des gouvernemens. J’entends dire, il est vrai, tous les jours, par les hommes d’état de ce pays, que les puissances ont eu de grands torts dans leur conduite avec Louis-Philippe; qu’en le mettant dans une situation humiliante vis-à-vis d’une nation Hère et susceptible, elles avaient creusé elles-mêmes le gouffre qui a failli les engloutir; que 1848 n’avait été que la conséquence logique de 1840. Mais, hélas! la raison ne sert de rien contre les préjugés. Ainsi, parlez raison à un membre de l’aristocratie continentale, il conviendra avec vous que ce qui a perdu l’ancienne société, c’est que la noblesse n’a pas voulu se recruter de toutes les supériorités sorties du sein de la bourgeoisie, et, qu’en se séparant du peuple par des préjugés de naissance, elle s’est suicidée. Ce gentilhomme vous paraîtra très sensé, et cependant, dans sa conduite privée, comme dans sa conduite politique, il restera en grande partie ce que les préjugés l’ont