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faire adroitement et surtout ne pas se laisser prendre. C’est ce que n’a pas su faire l’agent Wohlgemuth, placé à Mulhouse comme dans un poste d’observation vis-à-vis de la Suisse. L’agent Wohlgemuth, envoyé tout exprès par la préfecture de police de Berlin, était chargé de surveiller les mouvemens de la frontière, l’introduction des écrits anarchistes dans l’Alsace-Lorraine, les rapports entre les socialistes suisses et les socialistes allemands. Il faisait son métier, et pour mieux le faire, en homme de police entendu, il s’était empressé de nouer des intelligences en Suisse, d’avoir des émissaires dans les conciliabules socialistes. Il avait particulièrement embauché un ouvrier de Bâle, le Bavarois Lutz, qui était dans toutes les menées socialistes, et dont il faisait une sorte d’agent provocateur au service et aux gages de l’Allemagne. Malheureusement, il ne s’est pas contenté ce cela, il a eu l’idée de se risquer lui-même en Suisse, d’aller arranger ses affaires de police avec son agent à Rheinfelden, et c’est ce qui l’a perdu. À peine arrivé à Rheinfelden, il a été arrêté, — accusé et convaincu de pratiques d’embauchage, de tentatives propres à créer des difficultés intérieures et extérieures à la Suisse. Il n’a été relâché, après neuf jours de captivité, que pour être expulsé par un arrêté du pouvoir fédéral, qui a pleinement approuvé tout ce que la police du canton d’Argovie avait fait, — et voilà la querelle engagée entre l’empire allemand et la Suisse. L’affaire est loin d’être terminée, elle dure encore ; elle est assez délicate pour créer sinon un trouble sérieux, du moins une certaine tension entre Berlin et Berne. La police de Berlin a pris fait et cause pour son agent emprisonné, expulsé, et les journaux allemands, ces invariables auxiliaires de la diplomatie du chancelier, se répandent depuis quelques jours en menaces contre la Suisse, qu’ils accusent d’avoir pris traîtreusement Wohlgemuth dans une embuscade, qu’ils somment assez brutalement de faire réparation à l’Allemagne. La Suisse, de son côté, sans se laisser intimider, défend ses actes et son droit. De part et d’autre, à Berlin comme en Argovie et à Berne, on fait des enquêtes qui naturellement se contredisent comme toujours. Le seul point clair, c’est que Wohlgemuth a été l’objet de traitemens sommaires que les Allemands déclarent contraires au droit des gens, — que les Suisses considèrent comme justifiés par les procédés et les manœuvres de l’agent indiscret de Mulhouse.

Comment finira ce singulier différend ? Jusqu’ici la Suisse, retranchée dans son droit et dans sa neutralité, parait peu disposée à capituler devant plus fort qu’elle, à se rétracter ou à donner les réparations qu’on lui demande. L’Allemagne, à son tour, semble persister dans sa guerre de récriminations, dans ses menaces de représailles. À première vue, il n’y aurait pas d’issue. Il est cependant impossible qu’une affaire de ce genre aboutisse à un conflit plus aigu, toujours périlleux pour la paix, ou même à une interruption des rapports diplomatiques