Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/448

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’hiver, dans les salons, l’été à Newport, Saratoga, Long-Branch, sans trêve et sans relâche, elle poursuivra son but, avec autant de persistance qu’en met l’homme à conquérir le succès. Par d’autres voies, les seules à sa portée, ne vise-t-elle pas le même résultat ? Avec cette différence toutefois que, s’il fait fausse route, il peut revenir en arrière, que si le commerce ne répond pas à son attente, la banque, la politique, l’agriculture, l’industrie, lui sont ouvertes, qu’il a de longues années devant lui, mais qu’il n’en va pas de même pour elle. Une erreur engage sa vie, et le temps lui est parcimonieusement mesuré. Aussi avec quel art merveilleux, avec quelle habileté consommée, elle manœuvre sur ce terrain difficile, elle dirige, active ou ralentit son attelage d’adorateurs, insouciante et rieuse en apparence, excellant à faire jaillir d’une conversation badine, à saisir dans l’épanchement du tête-à-tête discrètement préparé, un trait de caractère, un détail significatif qui l’éclaire !

Sous ces dehors frivoles qui frappent seuls les yeux, se joue une partie décisive pour elle. Il y faut un rare sang-froid, une vigilante perspicacité. Le cœur peut se prendre et mettre la clairvoyance en défaut. Pour armes naturelles elle a son instinct féminin, sa supériorité intellectuelle, une précoce expérience de l’homme inhabile à dissimuler, que la jalousie aiguillonne, que la vanité aveugle, que la passion entraîne, que déconcertent ses savantes retraites ou ses habiles avances. À ce jeu périlleux pour sa dignité féminine, ne risque-t-elle pas de se compromettre ou de se perdre, à tout le moins d’y laisser ce qui, suivant nous, fait le charme de la jeune fille : cette candeur, cette modestie, cette ignorance que nous prisons fort et leur attribuons volontiers ? Peut-être, mais étant donné le point de départ : la nécessité pour elle de faire un choix et la responsabilité qu’elle encourt en se trompant, n’est-il pas équitable, à tout prendre, qu’elle use de ses avantages et des armes dont la nature l’a pourvue ?

Le privilège de flirter est aussi sacré et aussi imprescriptible aux États-Unis que le sont chez nous les immortels principes de 1789. S’il ne figure pas tout au long dans la constitution américaine, on l’estime implicitement contenu dans la déclaration des droits de l’homme, — et partant de la femme, — qui autorise tout citoyen de la grande république à se livrer de son mieux à la recherche du bonheur, pursuit of happiness. La flirtation étant un des moyens de l’atteindre, l’intimité temporaire qu’elle crée entre jeunes gens et jeunes filles est acceptée et respectée. Ils peuvent à leur aise jouer la comédie préliminaire de l’amour, procéder à la répétition avant la représentation, préluder sous une forme sentimentale ou badine à ces attractions confuses qui se précisent ou se dissipent