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Je conviens que ces hommes sont moins beaux que leurs pères, dont les pareils se rencontrent encore, çà et là, en Herzégovine et dans la Montagne Noire. Ils ont perdu l’air truculent, le mufle guerrier qui fait saillir la moustache en avant, l’allure martiale de l’heiduque. Leur barbe pend assez mélancoliquement. Ils ressemblent à des sauvages désabusés par l’expérience amère de la vie. Chez eux, la volonté s’est détendue sous une pression séculaire. Mais aussi sont-ils moins férocement égoïstes que les trois quarts de l’humanité. Il leur manque la tenue, le respect de soi-même : mais ils n’ont point la vanité agressive. Ils ne sont pas chatouilleux sur le point d’honneur : mais ils ne font pas consister cet honneur à se couper la gorge, et la plupart de leurs querelles s’évanouissent en paroles. Ils ont une discipline un peu lâche, et semblent apprécier médiocrement les beautés de l’exercice à la prussienne, qu’on leur impose bon gré mal gré : mais ils ne mettent pas leur joie à régenter, à tourmenter leurs semblables. On leur souhaiterait plus d’énergie pour améliorer leur sort, mais ils ne sont ni âpres ni avides. En un mot, s’ils sont hommes, c’est-à-dire guidés, comme les autres, par l’intérêt, ils n’apportent point, dans la lutte pour l’existence, ce culte prodigieux, absorbant, exclusif du moi, qui est le trait saillant de la civilisation moderne. Aussi les historiens des peuples forts n’auraient pour eux que du dédain. Je suis sûr que M. Mommsen ne peut pas les sentir. Mais, Dieu merci ! nous avons assez de modèles, sur la terre, de ces peuples énergiques et voraces, que la nature a pourvus d’une magnifique mâchoire et d’un estomac transcendant, ils abondent, les peuples qui vivent à deux genoux devant leur moi, qui le soignent, le brossent tous les matins, le placent bien en vue sur un autel, l’adorent, le proposent à l’admiration du monde, qui se délectent de sa contemplation et dansent autour, comme les Israélites firent jadis autour d’un certain veau, coulé dans un métal précieux. Il ne me déplait pas de rencontrer de temps en temps des peuples d’un appétit moins convaincu et d’un orgueil moins intrépide.

Caractère de race ? Je n’en crois rien : Je n’ai pas plus foi dans les vertus slaves que dans les vertus germaniques. je ne reconnais à aucune race le droit de monopoliser le courage ni la charité. Produit des circonstances ? Certainement. Ces hommes ne sont pas faits autrement que nous : seulement, à un certain carrefour de l’histoire, l’Orient et l’Occident ont bifurqué.

Qu’on veuille bien réfléchir à toutes les causes qui ont exalté la personnalité humaine depuis les temps les plus reculés, de telle sorte que la seule conquête indiscutable de notre civilisation, parmi tant de ruines, est le triomphe du moi et de ses accessoires. Qu’on