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tout entière. Quant aux Turcs, je n’en parle pas, puisque leur maxime fondamentale est de tenir les vaincus à distance et de perpétuer leurs divisions.

Ainsi cette terre magnifique, avec la découpure dorée de ses caps et la ceinture de ses mers bleues, cette terre dont les profils harmonieux sont sortis les premiers de l’ombre des temps fabuleux pour se colorer des feux de la civilisation naissante ; cette région privilégiée, qui a gardé d’une aussi belle aurore je ne sais quel reflet divin, fut condamnée pendant longtemps à ne recevoir dans ses plis que des ébauches de nations. Vainement les infortunés péninsulaires fouilleraient la légende et l’histoire : ils n’y rencontreraient pas, comme les Allemands, un Arminius ou un Frédéric Barberousse pour personnifier l’unité nationale. Que dis-je ? ils n’y trouveraient même pas les élémens d’une allégorie : on ne verra pas sur les bords du Danube une statue pareille à cette Germania qui nous regarde par-dessus le Rhin, car on ne saurait comment la nommer. Si quelque sculpteur travaillant dans le grand, notre Bartholdi par exemple, voulait représenter la péninsule, il ne choisirait point l’image d’une déesse s’appuyant sur sa large épée : il ferait un groupe de trois femmes s’arrachant les lambeaux d’une robe turque, et il inscrirait sur le socle : Sclavinia, Romania, Hellas ; encore aurait-il soin d’indiquer que Sclavinia possède deux enfans, Serbia et Bulgaria, qui se surveillent d’un œil jaloux. Hélas ! quand viendra le temps où l’on pourra peindre ces filles du même sol sous les traits de ces sœurs aimables qui dansaient autrefois sur l’Hélicon, calmes, souriantes, les yeux au ciel, et se tenant par la main ?

C’est un malheur pour ces peuples d’avoir secoué leur longue léthargie dans notre siècle de lumière. Deux ou trois cents ans plus tôt, la raison d’état, qui régnait en souveraine, eût fait leur bonheur malgré eux. Quelque Louis XI cruel et rusé, dont ils honoreraient aujourd’hui la mémoire, se fût chargé de mater toutes ces petites nationalités récalcitrantes et de les fondre en un seul peuple solide et résistant. Plus tard, la conscience leur serait venue avec la liberté ; mais du moins ils auraient ouvert les yeux sur un large horizon. Notre siècle leur a donné une âme avant qu’ils n’eussent un corps. Plus l’âme est grande, plus elle est à l’étroit dans ce corps chétif. Ils pensent trop. Ils interrogent trop leurs origines. Les états qu’ils fondent sont comme des enfans précoces à la tête énorme, aux membres grêles. Le premier résultat des réflexions qu’ils font sur eux-mêmes est de se diviser.

Je n’ai jamais mieux compris le mythe de la tour de Babel. il consacre sans doute la tentative de quelque Charlemagne préhistorique