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était une grande famille, ouverte à tous. Historiquement, les Magyars ne sont qu’une tribu au milieu d’autres tribus. Quand un Jean Hunyade luttait contre l’Infidèle, tout le monde courait aux armes : il n’y avait ni Slaves, ni Saxons, ni Roumains, ni Magyars, rien que des Hongrois. Aujourd’hui, l’égoïsme des uns réveille celui des autres. Les voilà tous qui interrogent leurs parchemins, s’écoutent parler, s’admirent et se découvrent des libations extraordinaires. Bien plus : ils commencent à se mesurer les uns les autres, à se compter, à faire assaut de noblesse. Ils se lancent à la tête de vieilles chroniques. Ils ont la bouche remplie du nom de leurs ancêtres, parfaitement obscurs d’ailleurs. Dans cette émulation d’archaïsme, c’est à qui remontera le plus haut à travers la nuit des temps. Le moyen âge ne leur suffit déjà plus. Ils retournent jusqu’aux invasions. Leur fureur de nationalité refait l’histoire à rebours, franchit les Carpathes en sens inverse, va chercher des titres dans les plaines du Volga ou de l’Oural, escaladera tout à l’heure les plateaux d’Asie pour y découvrir la trace des campemens grossiers de leurs pères. Ils ne sont pas exigeans, d’ailleurs, sur l’éducation de ces premiers parens. Les uns se disent les fils d’Attila, bien que, pour leur bonheur et le nôtre, ils n’aient aucun trait commun avec cet horrible boucher, la terreur de l’Europe. Les autres invoqueront quelque chef de tribu slave dont le nom est couvert d’un oubli mérité. Que Voltaire avait donc raison lorsqu’il disait, avant d’écrire l’histoire des Russes : « Il faut toujours se souvenir qu’aucune famille sur la terre ne connaît son premier auteur, et que, par conséquent, aucun peuple ne connaît sa première origine. » Ou du moins, si nous ne pouvons nous passer de fables autour du berceau des peuples, qu’on les choisisse riantes, libres de pédanterie ; qu’on s’imagine descendre d’un Troyen ou d’un Grec, comme le Dardanus des Romains, comme notre fabuleux Francus : c’est tout aussi vraisemblable et beaucoup moins ennuyeux. On n’a pas vu des savans s’injurier, l’écume à la bouche, en l’honneur de ces héros aimables, aussi calmes, sous leur casque légendaire, que le Léonidas de David. Surtout on n’a pas vu les peuples qui s’attribuaient cette origine flatteuse regretter le temps où ils allaient à quatre pattes, pourvu que ces pattes ne fussent pas faites comme celles du voisin. Au contraire, ils redressaient leur stature et s’efforçaient de marcher avec majesté,, car ils prenaient pour modèle une statue grecque et non quelque brute farouche à peine sortie des steppes.

Ce que j’en dis n’est pas pour fâcher les Hongrois, ce peuple noble, élégant et fier. Mais sont-ils bien sûrs qu’en insistant sur les origines, ils ne réveilleront pas le sauvage endormi chez les