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guerre de trente ans qui devait les épuiser, mais fonder le protestantisme en Allemagne, à cette époque étaient-ils si difficiles sur la pureté de la race ? Est-ce que les Allemands de Bohême étaient moins bons protestans ou calixtins que les Tchèques ? Les hommes qui se font tuer pour la liberté de conscience sont-ils esclaves des misérables disputes de grammairiens ? Aujourd’hui, ces Tchèques que nous aimons sont en train de s’appauvrir en rejetant de leur sein tous ceux qui ne veulent pas parler leur langue et auxquels il répugne de mettre des accens sur les consonnes. Comme Bohémiens, solidement assis dans leur quadrilatère de montagnes, groupés autour de leurs vieux monumens noircis où revit le souvenir de ces luttes héroïques, ils formaient encore une petite nation compacte de 5 ou 6 millions d’âmes. Demain, s’ils réussissent dans leur travail d’épuration, rejetant vers la grande Allemagne un bon tiers de leurs concitoyens, ils resteront peu nombreux, c’est-à-dire isolés et impuissans ; mais ils seront purs. Ce ne sont pas, malheureusement, les seuls auxquels l’épuration à outrance aurait joué de ces tours.

Et les Hongrois ? Il ne fait pas bon, à Pesth, contester les perfections de la race magyare et le droit qu’elle s’attribue de faire la chasse à tous les autres idiomes dans le royaume de saint Etienne. Si quelqu’un doutait, chez nous, du terrible sérieux qu’on y met là-bas, il n’aurait qu’à relire les dernières discussions du parlement hongrois. Il verrait que rien n’est aujourd’hui plus pénible, pour un bon Magyar, que de s’entendre inviter à porter arme dans une langue qui n’est pas la sienne. Tous les voyageurs qui ont traversé cette jolie ville de Pesth à dix ans d’intervalle ont pu constater que la plupart des noms allemands disparaissent de la face des maisons, et qu’on magyarise avec fureur. Ils ont même été quelque peu incommodés par ces inscriptions énigmatiques qui sont autant de rébus pour les étrangers. Reste à savoir si ce patriotisme est aussi éclairé qu’il est sincère. Je vois bien ce que gagnent à cette propagande cinq millions de Magyars, mais je vois encore mieux ce qu’y perd la Hongrie tout entière. Ce même roi Etienne, dont l’empereur d’Autriche porte aujourd’hui la couronne, était fier de régner sur des polyglottes, et il disait familièrement : « Je ne donnerais pas un son d’un peuple qui ne parlerait qu’une langue. » Ce que les chroniqueurs traduisaient ainsi : Regnum unius linguæ imbecille est. Il entendait par là qu’une nation sort de la communion européenne, et que par suite elle s’affaiblit, lorsqu’elle se cantonne dans un langage que personne autour d’elle ne comprend.

Et puis quel abaissement d’idéal ! quel dissolvant ! La Hongrie