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Cependant, ce tourbillon d’idées contradictoires que nous avons déchaîné sur la péninsule a laissé des traces un peu partout. Par exemple, ne sommes-nous pas responsables de l’appétit vraiment désordonné que les péninsulaires manifestent pour les constitutions, pour les mots sonores, pour la politique creuse ? N’ont-ils pas trouvé dans notre défroque ce vêtement parlementaire qui est peut-être indispensable à notre bonheur, mais qui produit un effet si bizarre lorsqu’il flotte sur un pantalon à la turque ? N’est-ce pas à notre zèle intempestif et à nos leçons prématurées qu’ils doivent de croire à la puissance des mots, de se diviser en partis, de faire tant de discours et tant de dettes ? Voilà pour les droits de l’homme. Quant à la solidarité chrétienne, elle unit les peuples d’Orient à peu près comme la parenté du sang unissait Etéocle et Polynice. Il entre autant de haine dans leurs rivalités qu’ils en ont jamais manifesté contre le croissant. L’esprit de croisade n’est guère plus vivace, et la catholique Autriche pactise avec les musulmans de Bosnie. Cela n’empêche pas, d’ailleurs, les chancelleries d’invoquer l’argument sentimental, toutes les fois qu’il s’agit de battre en brèche l’empire ottoman, ou d’activer la marche d’un dossier à la Sublime-Porte. On insinue alors qu’il serait temps de mettre en vigueur tel article du traité de Berlin sur les réformes en Arménie. La Porte comprend ce que parler veut dire. Elle accorde la faveur demandée, puis chacun rentre chez soi ; de réforme il n’est plus question. C’est incroyable à quel point nous avons progressé dans la voie du scepticisme politique depuis qu’un autre traité fut signé, à Paris, en 1855. Cet instrument diplomatique, vieux de ta-ente-quatre ans, c’est-à-dire parvenu à l’âge moyen d’un second secrétaire d’ambassade, nous paraît quelque chose d’antédiluvien ; c’est un monument de candeur déjà frappé de caducité. Fait incroyable : à cette époque reculée, on croyait encore aux chrétiens d’Orient.

Mais pour être moins naïfs que nos pères, nous ne sommes pas cependant délivrés de la tyrannie de la mode. Celle qui tient aujourd’hui le haut du pavé, la fantaisie actuelle de l’Europe, c’est la question des races et des langues. À vrai dire, nous autres Français, nous avons beaucoup de peine à entrer dans le vif de cette passion. Nous soupçonnons vaguement que la théorie des races est un expédient commode dont les hommes d’état se servent dans l’intérêt de leur politique, et qu’ils rejettent quand ils n’en ont plus besoin. Pour fonder chez nous la patrie, nous avons quelque chose de mieux. Dieu merci, que la parenté du sang, toujours si problématique, ou même que celle du langage ; et nous ne pensons pas que l’accord des mots puisse remplacer l’adhésion des