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Est-ce à dire qu’avec ses mécomptes dans l’ordre politique, la révolution française n’ait pas eu d’autres résultats qui font sa puissance et son originalité, qu’elle ne reste pas un de ces grands événemens faits pour transformer et passionner un peuple? Assurément par ses fureurs, par ses destructions et ses fanatismes, elle a créé, elle prolonge encore pour la France un état de crise qui n’est point sans danger ; mais en même temps, à travers toutes les luttes et toutes les oscillations, elle a pénétré lentement, profondément dans la masse nationale, par l’action du temps et de ces principes libérateurs de la première heure qui désormais, M. le ministre de l’intérieur l’a rappelé justement, sont la propriété de tous les partis, de tous les régimes. Elle s’est infiltrée et enracinée par l’équité des rapports civils, par l’égalité des charges et des droits, par la division de la propriété et la liberté du travail, par le sentiment d’un intérêt commun dans la patrie commune. Il a pu sans doute y avoir à l’origine des préjugés à vaincre, des difficultés, des incohérences et même des violences presque inséparables d’une si soudaine et si profonde transformation : aujourd’hui l’œuvre est accomplie, et cette œuvre, c’est la création d’un pays nouveau, rassuré sur ses droits, sans crainte pour sa condition, vivant simplement, sobrement, attaché à sa terre et à son industrie, laborieux et paisible par goût, conservateur par tradition et par intérêt, assez peu sensible aux excitations et aux agitations des partis. Cette masse vivante, active, laborieuse, obscure, c’est la force de résistance et de consistance de la société française à travers les conflits et les crises. On dit quelquefois que ce pays, dont les agitateurs se font une si fausse idée, se laisse aisément égarer et emporter, qu’il est prompt à suivre quelque drapeau de hasard, qu’il déconcerte par ses votes tous les calculs. Il n’est pas aussi mobile et aussi déraisonnable qu’on le dit. Il suit son instinct, il sait ce qu’il veut. Il a voté pour la république lorsqu’il a cru voir dans la république une garantie protectrice. Il a voté pour des conservateurs lorsque, dix années durant, il a vu les républicains qu’il avait nommés abuser d’une victoire d’un moment, gaspiller et désorganiser les finances publiques, porter le trouble dans les foyers, inquiéter les croyances et les intérêts. Si depuis il a paru se jeter sur les pas d’un aventurier qui lui a prodigué de décevantes promesses, c’était encore une protestation contre une politique obstinée de parti qu’on ne consentait même pas à désavouer ou à rectifier. On ne veut pas voir que ce pays, qu’on se dispute, répugne par tous ses instincts aux violences et aux agitations stériles de parti, qu’il demande avant tout l’ordre, la sécurité, et un des plus curieux phénomènes, c’est certainement ce contraste qui éclate à l’heure qu’il est, à ce moment même où l’on va célébrer cette commémoration du 5 mai. Le pays, le vrai pays, reste laborieux, tranquille, tandis que les partis s’agitent, s’épuisent en artifices et en expédiens pour raffermir une situation