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grandi, qui a pu se fortifier dans les convulsions d’une vie nationale toujours agitée et toujours changeante; ce qui s’est développé, au contraire, avec une étrange intensité, c’est le dédain de la loi, c’est le goût des procédés discrétionnaires, des expédiens de la raison d’état. L’habitude de l’arbitraire s’est tellement infiltrée dans nos mœurs politiques qu’on finit par ne plus s’en apercevoir, par ne plus tenir compte des plus vulgaires garanties légales, des plus simples règles qu’une administration s’impose à elle-même. Après cent ans, le règne souverain et respecté de la loi reste à réaliser, et il y a malheureusement un autre article du programme de la révolution qui n’a point eu jusqu’ici une meilleure fortune : c’est la fondation assurée, durable, des institutions libres. S’il y a eu, en 1789, un vœu ardent, impatient, universel, c’est celui des libertés publiques, qu’on croyait conquérir dans cette première journée du 5 mai dont on va célébrer l’anniversaire. Les événemens et dix constitutions se sont succédé. Les orages ont jeté le pays des insurrections aux dictatures, des dictatures aux insurrections. La France n’a cessé de flotter entre toutes les expériences, sans pouvoir arriver à se fixer dans les institutions qu’elle désirait, qui lui ont toujours été promises. Chose curieuse : si une liberté vraie, régulière, a paru fondée à une heure de notre siècle, c’est sous les deux monarchies constitutionnelles, qui ont duré trente-quatre ans, et ce sont les révolutionnaires, les prétendus héritiers privilégiés de la pensée de la révolution qui se sont hâtés de les détruire, au risque de précipiter la France dans de nouveaux hasards. Et qu’on ne dise pas que tout est changé maintenant avec la république, que la liberté existe sans limites. Elle existe sous une forme irrégulière, désordonnée, trop violente pour n’être pas fatalement précaire; c’est la liberté légale, régulière, qui n’existe pas, qui n’a même pas la garantie d’une constitution respectée par ceux qui en sont les gardiens.

Voilà encore un vœu trompé ! Mais il y a surtout un point où la révolution a eu des résultats imprévus qui peuvent ne point passer pour des succès. Lorsqu’elle s’est inaugurée, elle a avoué la généreuse ambition de promulguer une sorte de fraternité universelle, d’affranchir les peuples, de susciter chez eux l’esprit de progrès, de nationalité et d’indépendance. Eh bien ! vraiment elle a réussi, jusqu’à un certain point, par la guerre, par les propagandes, par ce qu’elle avait de redoutable comme par ce qu’elle avait de bienfaisant. Seulement, elle a eu cet étrange succès de contribuer à créer des forces, des sentimens qui sont devenus une menace pour la France. On peut donc avouer que la révolution a échoué jusqu’ici dans une partie de son œuvre, dans ce qui est plus particulièrement politique, et ceux qui, pour mieux célébrer le centenaire, proposent de perpétuer cette politique d’agitation factice et stérile, ne s’aperçoivent pas qu’ils font singulièrement les affaires de la liberté et de la France.