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qui fait tout seul et si souvent le malheur de tant de mariages. Une des meilleures scènes encore de Révoltée est celle du troisième acte où Pierre Rousseau, s’armant, comme l’on dit, de tout son courage, essaie de ranimer dans le cœur desséché de sa femme une étincelle de l’ancien amour, ou de l’y susciter, si peut-être elle n’a jamais eu pour lui que de l’indifférence, ce qui paraît malheureusement probable. Les maris, longtemps ridicules sur la scène française, et, dans notre siècle, longtemps tragiques, seraient-ils enfin en train de devenir « naturels?» Pareillement encore, il semblait entendu que, lorsqu’une femme, «au théâtre,» dit à une autre femme: «Je suis ta mère,» la seconde, foudroyée par cette révélation, doit aussitôt tomber, avec larmes, sanglots et convulsions, dans les bras de la première. Une des meilleures scènes de Révoltée est certainement celle où Mme Rousseau, recevant cet aveu de la bouche de Mme de Voves, n’en témoigne qu’un peu de surprise, d’abord, mêlée de quelque contrariété, et suivie bientôt d’irritation ou d’indignation. Car enfin, et nous en avons tous les jours des exemples, ce n’est pas tout que d’avoir mis des enfans au monde, et les titres d’une mère ou d’un père ne se fondent pas sur cette « matérialité » de fait. M. Lemaître a eu le courage de le dire; et sans que nous appuyions, on voit assez par ces exemples de quoi nous le louons quand nous disons qu’avec une seule pièce, il a introduit autant de vérité sur la scène contemporaine que, depuis deux ans, tous les auteurs du Théâtre-Libre.

Il a d’ailleurs sur eux cette autre supériorité qu’il pense, qu’il sait penser, ce qui devient trop rare au théâtre, et qu’en même temps qu’elle est une très fine peinture de mœurs contemporaines, — un peu trop spirituelle parfois, un peu trop parisienne, surtout, — sa comédie tourne tout entière autour d’une ou deux idées, très nobles, et dont je regrette qu’il n’ait pas tiré tout le parti qu’il pouvait. Ni nos erreurs, ni nos fautes, à plus forte raison, ne s’anéantissent avec l’heure où nous les avons commises, mais, au dehors et indépendamment de nous, elles vivent de la vie que nous leur avons donnée ; elles se développent d’elles-mêmes, elles continuent, à travers l’espace et le temps, de porter leurs conséquences ; et chacune d’elles, selon la belle expression de George Eliot, s’étendant bien au-delà de nous en ondulations de souffrances imméritées, s’en va troubler ou désoler quelque existence ignorée de nous. Tel est le sens de la prière, — je ne trouve pas d’autre mot, — qui termine, si l’on se la rappelle, le premier acte de Révoltée. Là encore est l’explication de toute une part, et non pas la moins curieuse, du personnage d’Hélène Rousseau, luttant en elle contre des sentimens qui sont à peine les siens, puisqu’ils seraient autres si la faute de sa mère ne s’agitait pas confusément en elle. Et c’est enfin ce qui donne à la pièce de M. Lemaître une signification qui dépasse, qui