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ne veulent-ils pas? D’où viennent-ils? où vont-ils enfin ? Ils nous échappent d’acte en acte, pour ainsi parler; et tous les trois, chose bizarre! ils ne semblent pouvoir exprimer, dans une langue d’une lucidité singulière, que des sentimens vagues, incertains et fuyans.

Mais M. Desroncerets, l’inventeur, dont le roman remplit un acte entier du drame, en exprime, lui, de faux, ou d’étrangement disproportionnés pour le moins, avec l’importance de ses inventions, et là, sans doute, est l’une des causes de ses déceptions ; — et de la nôtre. Ce grand homme, qui croit à ce qu’il appelle son génie, qui se compare lui-même à « Palissy, jetant ses meubles dans son four, » ou à « Cellini, jetant sa vaisselle dans son moule, » qui ne se reconnaît pas le droit de priver l’humanité du fruit de ses travaux, et de quel droit ? à quel titre? pour avoir inventé la « statilégie, » c’est-à-dire une méthode pour apprendre plus vite à lire, ce grand homme n’est, en réalité, qu’un pauvre diable d’instituteur primaire, affolé d’un orgueil maniaque, et dont les folies ne nous paraissent dignes que d’une pitié très générale et très vague, mêlée même d’un peu de dédain pour leur parfaite inutilité. Je ne vais pas sans doute à ce propos discuter la question de l’instruction primaire, de l’éducation du peuple, du suffrage universel et de l’avenir de la démocratie. Mais, quand tous les hommes sauraient lire, on ne voit pas quelles en seraient les si grandes conséquences, ou plutôt, et nous pouvons bien aujourd’hui le dire, elles commenceraient par être assez mauvaises, en favorisant la demi-instruction, jusqu’au jour où, cette instruction même élan! devenue celle de tout le monde, il en serait exactement ce qu’il en était auparavant. Car, ajoutez cent écus de rente à la fortune individuelle de chaque citoyen français, vous n’avez rien changé à rien, puisque vous n’avez rien changé aux rapports de rien, et les choses seront demain ce qu’elles étaient hier.

On dit souvent, et, pour notre part, en général, nous le croyons assez volontiers, que les conditions de l’art out quelque chose d’immuable. Cependant, il est certain aussi qu’en art comme ailleurs, il y a des conventions changeantes, et le roman de M. Desroncerets en peut servir de preuve. Évidemment, les spectateurs de 1864 se contentaient au théâtre d’une imitation encore assez éloignée de la réalité. Quand on leur présentait un inventeur, ils accordaient trop aisément que tous les inventeurs se valent, et, qu’étant doués par définition du « génie de l’invention, » la nature de leurs inventions est comme indifférente à l’intérêt que nous y devons prendre. Inventeur! le mot seul disait tout, et sonnait comme celui de conquérant, par exemple. Nous sommes devenus plus difficiles; un goût nouveau de la réalité s’est introduit même au théâtre; et, en fait d’inventions, nous en voulons qui en soient. Il y en a de puériles, comme celle de la pince à sucre ou du tire-bouchon perfectionné. Nous savons, d’ailleurs, que les grandes, les vraies, les seules