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comme l’inutile Fresneau, qu’à égarer l’intérêt en divisant l’action? ou peut-être, et au lieu de nous faire voir la liaison de Mme de Moraines et de René Vincy se nouant sous nos yeux, la prendre déjà toute formée? A moins enfin, comme on le leur a dit, que, de leur cinquième acte, faisant la pièce presque entière, ils n’eussent fait passer du second plan au premier le personnage du baron Desforges. Je ne sais; mais je ne crois pas que d’aucune manière ils eussent pu triompher des difficultés de la tentative. Ils ont suivi d’assez près le roman ; quelques-unes de leurs meilleures scènes en sont tirées presque textuellement: la plupart des mots de « caractère » ou de « situation » ont passé du livre de M. Paul Bourget dans leur prose. Et cependant c’est autre chose, une copie qui ne rappelle que de loin son modèle; où l’imagination du lecteur, pendant plus de trois actes, est obligée de suppléer ce qui manque à l’impression du spectateur; et dont les couleurs enfin, tantôt trop pâles et tantôt trop crues, achèvent de défigurer la ressemblance du meilleur, sans doute, et du plus curieux des romans de M. Paul Bourget.

Car celui qui paraît le moins neuf, et le moins clair en même temps des personnages de la comédie de MM. Lacour et Decourcelle, c’est Mme de Moraines, et c’est elle, cependant, non pas du tout René Vincy, ni même Claude Larcher, qui, comme elle remplit le roman de M. Bourget, en est aussi le personnage le plus intéressant, et je ne dis point le plus « sympathique, » mais le plus compliqué et le mieux expliqué. Ce qu’elle a de particulier, ce qui la distingue de toutes les autres femmes qu’on lui a comparées, — de la Marco de Théodore Barrière, et de la Dalila de M. Octave Feuillet, qu’il est d’ailleurs vraiment étrange que l’on compare elles-mêmes entre elles, — c’est de vivre dans la honte autant qu’on y puisse être, et de ne pas le savoir, « tant elle s’est bornée à subir les circonstances; « tant elle est esclave de ses habitudes mondaines; et tant la première des obligations que le monde nous impose, qui est celle de ne pas déchoir, a pris insensiblement en elle et le rang et la place de tout ce qu’il y a d’autres devoirs, grands ou petits, et même d’autres pudeurs. Mme de Moraines n’est ni bonne ni méchante, elle est artificielle. Comme cette princesse qui ne concevait pas que l’on pût composer de moins d’une cinquantaine de personnes ce qu’elle appelait « son particulier, » le luxe de Mme de Moraines c’est sa vie, non point par métaphore ou au figuré, mais au propre, puisqu’elle n’a connu ni conçu d’autres besoins que ceux du luxe. L’éducation, les événemens, l’exemple, le train de la vie journalière, l’impérieuse nécessité d’être demain ce qu’elle était hier, ont superposé en elle une nature d’emprunt à l’autre, et il ne lui « paraît » pas seulement, il lui « serait » impossible, si même elle le voulait, de revenir à la vérité, car, en se dépouillant de