Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mois après, le comte de Cavour chargeait le docteur Pantaleone, son agent officieux à Rome, de s’aboucher avec le père Passaglia, jésuite et canoniste connu, et de faire offrir au gouvernement pontifical un traité stipulant, en retour d’un abandon du pouvoir temporel, de grandes libertés religieuses et d’immenses avantages pécuniaires. M. de Gramont avait considéré cette audacieuse négociation comme un simple ballon d’essai. Il apprend que l’empereur est dans l’affaire, que, s’il en faut croire M. de Cavour, le traité lui a été soumis et qu’il l’approuve. S’étonnera-t-on que le duc, ne sachant à quel saint ou à quel démon se vouer, ne pensât plus qu’à s’en aller, à s’affranchir d’une mission qu’il déclarait « horriblement désagréable ? »

Nous savons par la correspondance de M. Thouvenel et du duc de Gramont ce que pensaient de la question romaine et l’empereur Napoléon III et son ministre des affaires étrangères et son ambassadeur à Rome. Mais qu’en pensaient les Romains eux-mêmes, qui étaient les vrais intéressés et dont l’opinion avait bien quelque importance ? On prétendait que, las d’un régime oppresseur qui leur refusait jusqu’à l’apparence des libertés et des garanties chères aux peuples modernes, maudissant leur avilissante servitude et les abus d’un gouvernement incapable de se réformer, ils soupiraient après leur délivrance et attendaient l’arrivée du roi Victor-Emmanuel comme on attend la venue d’un messie. Cela était vrai d’une grande partie des populations déjà annexées en principe par les Piémontais. Mais les Romains de Rome étaient-ils aussi malheureux et aussi impatiens de changer de maître qu’on se plaisait à le dire ? M. de Gramont s’en expliquait dans deux lettres datées du 30 mars et du 6 avril 1861, les plus remarquables et les plus instructives qu’il ait écrites.

Rome, qui a traversé tant de révolutions, est la ville des passions passagères et des intérêts permanens, des choses qui changent et de celles qui ne changent point. Dès sa fondation, la Rome antique résolut à sa manière la question sociale par l’institution du patronage. Virgile infligeait dans son enfer les mêmes peines au fils qui a battu sa mère et au patron qui a trompé son client. Mais ce n’était pas assez que le patron fût loyal, il était tenu d’être magnifique, et chaque matin, sous le vestibule de sa maison, ses intendans et ses crieurs distribuaient à la foule de ses protégés d’abondantes gratifications et les reliefs de ses festins. « Que deviendraient sans la sportule, disait Juvénal, les cliens qui n’ont guère autre chose pour se vêtir, se chausser, se nourrir et allumer leur feu ? Voyez-vous toutes ces litières voler à la distribution? Pour attendrir son protecteur, l’époux y traîne sa femme languissante ou près d’accoucher. L’un d’eux, montrant une litière hermétiquement fermée, demande la sportule pour la femme qu’il n’a pas. « c’est ma Galla, dit-il, expédiez-nous promptement.