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M. de Cavour savait se servir de tout le monde et en particulier de son roi. Il est à remarquer que M. de Bismarck s’est toujours réservé les parties douteuses de la politique et qu’il laissait l’honneur des actions irréprochables à son souverain, dont il ménageait soigneusement la réputation pour pouvoir se couvrir de ses vertus. Tout au contraire, M. de Cavour se réservait les actions correctes, et il n’avait garde de tremper dans certaines intrigues, dans certaines manœuvres, dont il faisait son profit tout en les désavouant. Il pouvait montrer ses mains aux diplomates étrangers, elles étaient parfaitement nettes, et ces diplomates n’osaient pas demander à son roi de montrer les siennes, qui l’étaient moins. Plus d’une fois Victor-Emmanuel eut dans des maisons mal famées d’occultes conférences avec des lieutenans de Garibaldi, et plus d’une fois aussi il tenta par des moyens bizarres de se réconcilier avec le saint-père aux dépens de son cher allié l’empereur des Français, à qui il prodiguait les protestations et les tendresses. Le pape Pie IX par la fin jour à M. de Gramont d’une lettre qu’il avait reçue quelque temps auparavant, et dans laquelle Victor-Emmanuel l’assurait « que ce n’était pas pour ses beaux yeux que l’empereur avait fait la campagne d’Italie, ni par sympathie pour les Italiens, mais parce qu’il voulait lui prendre certaines provinces de ses états, et que, par conséquent lui, Victor-Emmanuel, était obligé de s’agrandir sous peine de se trouver plus petit après la campagne qu’avant. » On ne pouvait fausser l’histoire et intervertir les rôles avec plus d’audace ; mais qui ose trop se fait prendre. Le pape profita de cette occasion pour prononcer un jugement sévère sur son inventif correspondant, et il ajouta qu’il faisait une différence énorme entre l’empereur et sa majesté sarde.

Il n’est pas de travail plus dur, plus énervant que de prêcher la modération du désir à des immodérés et de chercher les termes d’un accord entre des plaideurs résolus à ne jamais s’accorder. M. Thouvenel déclarait « que cette malheureuse question de Rome lui faisait passer des nuits blanches, épuisait sa santé et son intelligence, » et M. de Gramont demandait en grâce qu’on lui permît de s’en aller, de se remettre de ses fatigues dans un autre poste, de dire un éternel adieu à ses cardinaux, qui l’abreuvaient de dégoûts. — « Vous avez raison, lui écrivait M. Thouvenel ; pour moi, je retournerais très volontiers auprès de mes pachas, si le tourment moral dans lequel je vis devait durer plus longtemps… Le maintien du statu quo à Rome n’est plus possible. Si nous convoquions un congrès, personne n’y viendrait. Si nous prenons seuls une résolution, tout le monde nous jettera la pierre. Il ne suffit malheureusement pas de dire : Qu’allions-nous faire dans cette galère ? Il faut faire voguer la galère ou nous sauver à la nage. »

De mois en mois le ministre et l’ambassadeur étaient plus las et plus