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artiste presque nul et créateur en somme impuissant, n’offre de tout à fait original, pour composer la bibliothèque choisie de la postérité, que quelques idées ingénieuses ou fortes. La pensée générale de son traité pédagogique est sans valeur, puisque sa préoccupation dominante comme publiciste reste celle qui avait jadis inspiré son préceptorat : former des écrivains, et des écrivains humoristes. Mais cette erreur de fond, ce vice de la conception d’ensemble n’empêche pas Levana d’abonder en remarques charmantes et en préceptes de grand prix. C’est particulièrement sur les enfans et sur les femmes que les vues de l’auteur sont justes et fines, et que ses expressions sont heureuses. Père de trois jeunes enfans à l’époque où il écrivit Levana (1807), les simples réalités de la vie domestique ont infiniment mieux servi son talent que ses volumineux cahiers de notes et ses singuliers exercices d’amour. La confession de Jacqueline sur ses fautes pédagogiques est le joyau de tout l’ouvrage. Que de jolies choses dans la meilleure partie de ce livre, et que d’aimables choses, qui font honneur au cœur de Jean-Paul autant qu’à son esprit ! « La gaîté ou la joie est le ciel sous lequel tout prospère, excepté la passion. Qu’on ne la confonde pas avec le plaisir... Les animaux peuvent jouir, mais l’homme seul peut être gai. Dieu est bienheureux. Un Dieu chagrin est une contradiction, c’est le diable... L’homme content attire notre regard et notre cœur, que le mécontent repousse, tandis que nous nous éloignons de l’homme qui jouit pour nous rapprocher de celui qui souffre. » — « La gravité des jeunes filles est rarement aussi innocente que leur raillerie... La gaîté répand sa lumière sur toutes choses; l’humeur de même fait tomber son brouillard sur tout ce qui l’environne. » — « La femme qui s’ennuie, bien qu’elle ait des enfans, est digne de mépris. » — « Les animaux et les sauvages ne connaissent pas l’ennui ; les enfans n’en auraient jamais si l’on ne se préoccupait pas trop de l’éloigner. » — « Tenez pour sacré le regard de l’enfant qui cherche et interroge. » — « Le père marque seulement les points dans la vie de l’enfant; la mère en indique tous les autres signes de ponctuation. » Et, à propos de ponctuation, cette pensée encore, qui est bien spirituelle et bien vraie : « Il est difficile à une femme de dire à son enfant : Finis ! sans virgule, point et virgule, et tout un attirail de points d’exclamation et d’interrogation. Rencontre-t-on dans l’histoire un seul exemple qu’une femme ait dressé un chien de chasse ? Ou bien, une commandante, quand elle ordonne à sa troupe en marche de faire halte, s’est-elle jamais exprimée autrement que comme suit : Hé, vous tous ! aussitôt que j’aurai fini de parler, je vous ordonnerai à tous de rester en repos, sans marcher, où vous êtes; halte, vous dis-je. »