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atteignit rapidement un tel degré d’ardeur, que les lettres ultérieures de Mme de Kalb, écrit en rougissant M. Firmery, « se refusent à toute traduction. »

Pour comprendre la conduite de Jean-Paul envers Mme de Kalb et ses autres amoureuses, nous n’avons, aujourd’hui, qu’à nous rappeler deux choses, que ces pauvres femmes ne pouvaient pas savoir aussi bien que nous : d’une part, l’entière dévotion de son esprit à la littérature; d’autre part, la froideur foncière de son tempérament. Le premier sentiment le portait à s’abandonner avec ivresse à des exercices du cœur, qui n’étaient pour lui qu’une expérience utile, une préparation au métier de poète ; le second l’empêchait de franchir la limite au-delà de laquelle le jeu serait devenu trop dangereux. Le premier sentiment lui faisait écrire : « Ah ! inoubliable ! âme de mon âme. pense que jamais personne n’a aimé comme je t’aime! » et le second le faisait battre en retraite dès qu’il se voyait mis en demeure de démontrer sa flamme par des réalités. A ses yeux, l’amour était et devait rester immatériel; c’était « la résonance de deux âmes. » Il admettait pourtant certains gestes du corps, la pression des mains et des lèvres, mais rien d’autre; au-delà commençait « le péché. » Surtout, il avait une prétention bien difficile à faire prévaloir contre la jalousie naturelle de l’amour : condamnant avec indignation ce qu’il appelait l’égoïsme érotique et sentimental, il tenait avant toute chose, au nom de l’amour universel, à pouvoir librement aimer plusieurs femmes à la fois et à trouver des amoureuses au cœur assez large, assez haut, pour ne point s’offenser de cette pluralité. Il ne tarda pas à désespérer Mme de Kalb en lui associant dans son amour Renée Wirth, femme de Christophe Otto, et Mlle Amöne Herold, qu’elle crut sa maîtresse d’après la façon dont il lui parlait de cette jeune fille dans ses lettres (on pouvait s’y tromper) : « Jamais l’âme d’Amöne et la mienne n’ont été aussi étroitement enlacées ; comme des bienheureux ressuscités, nous reposons sur le nuage lumineux et enivrant de l’enthousiasme; et, éblouis et nous embrassant, nous nous enfonçons dans la lumière du nuage. Je nage actuellement en plein amour et suis heureux jusqu’à l’angoisse. » Mme de Kalb fit des scènes terribles, qui ennuyèrent Jean-Paul. Il lui accorda le mariage, pour gagner du temps; car elle devait d’abord divorcer avec M. de Kalb, et pendant les préparatifs de cette cérémonie préliminaire, il parvint à rompre et à s’esquiver. Mme de Kalb dut se contenter de l’amitié : « J’accepte l’amitié, mais avec la jalousie de l’amour !... Quand tu jurerais que tu n’as jamais aimé Charlotte de Kalb, moi je jurerai que tu l’as aimée pourtant! »

Mme de Krüdener aima aussi Jean-Paul, mais plus idéalement. Elle s’attacha à lui par une « amitié pure et sainte. » Richter est « pour