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le modèle antique; car, pour se défendre contre les Phèdres, il n’eut pas même besoin d’une Aricie. Il paraît avéré que lorsqu’il se maria, en 1801, âgé de trente-sept ans, il apportait à Mlle Caroline Mayer un capital intact. Telle était sa naïve ignorance que, dans le Titan, contemporain de son mariage, Linda s’écrie : « Je suis mère! » en sortant des bras de Roquairol, son ravisseur. Toutes les Allemandes se jetaient à la tête de ce grand jeune homme blond qui écrivait des choses si sentimentales et si vaporeuses : il se tint sur la défensive, et, selon sa pittoresque image, joua en amour ce le rôle du lièvre autour duquel la meute des chiens dessine des cercles de plus en plus étroits. » Cette relation de lièvre à chiens courans, qui est très facile à comprendre, mais qui n’est pas l’emblème sous lequel on a coutume de se figurer les histoires du cœur, explique une singularité des romans de Jean-Paul: chez lui l’homme n’a point de cour à faire à la femme, aucune victoire à remporter sur des beautés fières ou insensibles; l’amour est, quand il veut, à sa disposition : il n’a qu’à se laisser attraper par Diane ou par Flora.

La première qui faillit le dévorer fut Mme de Kalb. Eprise de Jean-Paul avant de l’avoir vu, elle le tutoyait six jours après avoir fait sa connaissance et le pressait très vivement : « Pour l’amour de Dieu, ne te montre pas à une autre qu’à moi; tous ceux qui te comprennent voudront mourir pour toi... Non! le monde ne t’aura pas, ou je mourrai ; je veux être anéantie, et alors il pourra t’avoir. » Mme de Kalb se rendait à elle-même cette justice, qu’elle avait « une profondeur de sentiment qu’un Pascal seul aurait pu comprendre, » C’était une femme sans préjugés bourgeois et parfaitement à sa place dans la société aristocratique de Weimar, où régnait une liberté de mœurs très cordiale, et où l’on trouvait tout simple que Wieland invitât Sophie Laroche, son ancienne maîtresse, à venir passer quelque temps chez lui, près de sa femme. Quant à M. de Kalb, il était lié publiquement, et sans que personne d’autre que Jean-Paul en fût scandalisé, avec une jolie dame de la colonie anglaise établie dans cette aimable ville. Mme de Kalb l’avait épousé, parce que « la nature, disait-elle, veut que nous devenions mères, et que nous ne pouvons pas attendre, pour cela, qu’un séraphin descende du ciel. » Mais elle admettait très bien l’intervention du séraphin après la noce, considérant le mariage comme une pure convention, au-dessus de laquelle il était digne à des esprits d’élite de s’élever. » Elle prit pour séraphin Schiller d’abord, qui ne paraît pas avoir été d’humeur contrariante, puisqu’il lui proposa de faire en tête-à-tête un voyage à Paris. La vue de Jean-Paul anéantit pour elle en un instant Schiller et l’univers entier; et son délire amoureux, dont on vient de lire l’expression première, relativement modérée et calme,