Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/165

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mesure de la nôtre de celle d’autrui ; il y a une certaine sécheresse rationaliste et française qui consiste à faire exactement la part du sentiment affectueux et à l’arrêter net au point où commence soit une indifférence naturelle, soit une aversion légitime : les grands humoristes goûtent un plaisir céleste à rendre indécise cette ligne de démarcation. Ils nous intéressent à ce qui est insignifiant, relèvent ce qui est humble, trouvent des motifs d’indulgence et de pitié pour ce qui est contemptible ou laid. Le bon Rabelais n’a que le mot bon à la bouche ; il ne cesse de bénir le Créateur et toutes les créatures, hommes, bêtes et choses jusqu’aux diables d’enfer, dont il jure qu’on les calomnie et qu’ils sont « bons compagnons. » Cervantes est plein non de compassion seulement, mais d’estime et d’admiration respectueuse pour la folie de son héros. Sterne résout un problème plus difficile que celui de nous faire adorer le bon oncle Toby, monté sur son paisible dada : il rend amiable M. Shandy, son frère, dont la manie, non moins absurde, est agressive en outre et qui taquine l’excellent homme; de sorte qu’en chérissant la victime, nous sourions doucement à son persécuteur. Mais, pour que l’amour universel ne verse pas dans la déclamation, il faut qu’il soit corrigé, relevé, et, si j’ose le dire, déniaisé par l’ironie, par un grain d’ironie piquante et légère, comparable au levain que le boulanger mêle dans la pâte : sans quoi nous ne pourrons pas nous dépêtrer de la sentimentalité ni de l’emphase, et nous en resterons au Rousseau, au Zimmermann, au Kotzebue. L’humoriste doit bien se garder de prendre le monde au tragique; si son art est un art, il doit rester un jeu, et son âme affranchie n’a point à gravir le chemin sanglant de la croix. « Tirily! Tirily! chante gaîment Henri Heine ; je sympathise avec les hommes, je sympathise avec les plantes : elles me racontent, avec leurs mille langues vertes, leurs plus charmantes histoires. Je sens la douce souffrance de l’existence; je sens toutes les joies et toutes les peines du monde; je souffre pour le salut de tout le genre humain ; j’expie ses péchés, mais j’en jouis aussi. » Jean-Paul est très inférieur, comme humoriste, à Rabelais, à Cervantes, à Sterne, à Henri Heine, parce qu’il est fréquemment déclamatoire et systématiquement affecté, à tel point que les pires extravagances de Steine ne sont, en comparaison des siennes, que régularité cicéronienne et classique; mais l’énormité de ses défauts ne doit pas empêcher la critique de reconnaître ce qu’il y a en même temps chez lui de profonde sympathie humaine et l’humour véritable, consistant en quelque chose de plus sérieux et de plus intéressant que la froide recherche d’une forme bizarre.

Sur l’article des mœurs, il fut un Hippolyte, un Hippolyte selon