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seulement substitué aux belles et doctes compositions de leurs prédécesseurs les sons vagues de l’harmonica, des cloches et des harpes éoliennes. Ils ont remplacé la musique qui avait du rythme et un sens par celle qui ne consiste qu’en vibrations sonores. Musique pour musique, je préfère l’art consommé de Goethe aux notes incohérentes de Jean-Paul laissant errer sur le clavier ses doigts à l’aventure; j’aime mieux un air exquis de Mozart ou de Haydn, une savante symphonie de Beethoven, que le tintement des verres de cristal sur une table d’hôte ou que les improvisations de la brise dans les poteaux d’un télégraphe.

Le subjectivisme effréné de notre humoriste, son manque de talent plastique et pittoresque, ne lui a pas ôté l’ambition de peindre la nature, et j’ajoute : ne lui en a pas enlevé les moyens. Car ici je me sens tenté de prendre contre M. Firmery la défense de Jean-Paul. Son critique, plus bienveillant pourtant que sévère, lui reproche de n’avoir pas su peindre un seul paysage. Il est vrai qu’il n’a point essayé de rivaliser avec l’art des peintres par la description minutieuse et directe des objets immobiles ; mais il a eu raison, puisque les écrivains sont condamnés à une défaite certaine dans cette lutte inégale. La nature même du langage, composé de signes consécutifs, s’oppose absolument à ce qu’il puisse nous donner cette vue simultanée des choses qui n’est au pouvoir que du pinceau. Et comme, d’autre part, la peinture est impuissante à rendre la succession des faits, il s’ensuit que chaque art a son domaine distinct : au poète, les tableaux rapides et changeans; au peintre, les vastes toiles dont les détails variés doivent être embrassés d’un coup d’œil. Toute description de paysage, si habile qu’elle soit, est fatigante, parce qu’elle demande à l’imagination un effort excessif. Il suffit au poète, et c’est presque toujours le meilleur parti qu’il puisse adopter, de rendre l’impression que les choses font sur lui. Lessing a établi ces principes littéraires avec une rigueur de logique et une force de raison incomparables, et Jean-Paul n’a pas fait autre chose, en somme, que de les appliquer. Ses descriptions de la nature sont de la bonne école, justement parce que, renonçant à une impossible représentation objective, il s’est borné à exprimer, non sans puissance, les impressions personnelles qu’il en avait reçues. Jean-Paul faisait de ses paysages un cas particulier : il les écrivait sur des feuilles de papier d’une couleur spéciale, ce qui n’est que puéril ; un tort plus grave était de les écrire d’avance sans savoir où il les placerait, et de les fourrer ensuite n’importe où.

La corde sentimentale¸ essayée pour la première fois dans la Loge invisible avec un succès encourageant, vibrait presque seule dans Herpérus, au grand ravissement de l’Allemagne restée werthérienne