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bleu, et aucun homme ne pourrait l’atteindre même en montant sur une échelle ; et le plancher est doux et vert et plus beau encore. Là sont les hommes bons dont je t’ai souvent raconté l’histoire, et tes parens qui t’aiment tant. Mais il faut que tu sois bien sage. — Ah ! quand donc mourrons-nous ! disait le petit. » Il sort de dessous terre au terme marqué, et contemple d’un œil émerveillé les magnificences de la nature. Cette scène de la résurrection, si pleine de poésie et de philosophie, conquit à Jean-Paul ses premiers admirateurs (1792).

Hespérus (1795) mit le sceau à sa gloire. Presque subitement, il devint l’auteur favori de l’Allemagne. A la foire de Leipzig, ses ouvrages étaient plus demandés que ceux de Goethe et de Schiller. Lavater envoya un peintre faire son portrait. A Weimar, où Jean-Paul se rendit l’année suivante, il fit sensation et charma tout le monde, à quelques illustres exceptions près, excitant au moins la curiosité de ceux qui n’étaient pas sous le charme. Trois ans plus tard, à Berlin, ce fut un triomphe. La reine, les ministres l’invitèrent à diner. Les acteurs jouèrent pour lui leurs plus beaux rôles, et les professeurs de philosophie lui exposèrent à l’envi leurs systèmes. On se disputait sa personne, un cheveu de sa tête, un poil de son chien. « Mais que pourrait-on faire de plus, s’écriait le roi Frédéric-Guillaume irrité, pour un grand homme d’état ou pour un héros qui aurait sauvé la patrie ? »

Ce prodigieux succès, qui ne fut d’ailleurs qu’un engouement Passager, reste un phénomène surprenant, pour l’intelligence duquel l’explication tirée de quelques beautés durables et de certains défauts à la mode devient insuffisante. Il faut, pour le comprendre, se rappeler l’espèce d’attentat que Goethe, épris de l’art grec et de la belle antiquité, méditait à ce moment contre le génie même de sa nation et de sa race. Jean-Paul l’Iroquois, comme l’appelait Schiller, Jean-Paul le Chinois, comme Goethe le désigne dans une épigramme, ou tout simplement Jean-Paul le Tudesque, nous apparaît alors, beau ou laid, comme la tête de Méduse dont la vieille Allemagne, menacée de perdre les caractères héréditaires de l’esprit germanique, se fit un boucher pour repousser l’effort du néo-hellénisme. Jamais Barbare issu des brouillards gothiques ou cimmériens ne ressembla moins à un Grec; l’humour, étant la dernière évolution du subjectivisme romantique, est opposé à l’idéal classique comme le pôle nord au pôle sud. Jean-Paul contre Goethe, c’était donc le Germain contre l’Hellène ; c’était la passion de tout ce qui est vague, indéterminé et sans règle, se déchaînant contre le culte de la forme, de la mesure et de la discipline. Le vrai génie, selon Novalis et l’école romantique allemande, « dédaigne la perfection de la forme qui est l’apanage du talent, » et