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de pauvreté, il sentit le pressant aiguillon des besoins matériels : naturellement alors la plume s’offrit à lui comme le seul gagne-pain concevable pour une imagination qui ne voyait dans le monde que des écrivains, des livres et des lecteurs. Il consulta donc ses cahiers d’extraits, et comme les satires étaient le genre littéraire à la mode et qu’il faut avoir de l’esprit pour faire des satires, il résolut d’être spirituel. Jusque-là, dans des exercices écrits pour son usage, Uebungen im Denken, Tagebuch meiner Arbeiten, il s’était montré étonnamment sage, froid et sec, condamnant même en termes exprès le langage figuré, comme contraire au sérieux de la pensée. Soudain, sans transition, les Procès groënlandais (1783) inaugurent cette orgie d’images, cette danse effrénée de sons et de couleurs, ce capharnaüm de rapprochemens baroques et saugrenus qui caractérise le style du fameux humoriste. C’est que ce brave Allemand avait tout à coup jugé utile d’avoir des métaphores et de l’esprit, et que ni une volonté énergique ni des notes prises dans les écrivains witzig et bilderreich, Sénèque, Ovide, Rabelais, Montaigne, Swift, Pope, Young, Sterne, Voltaire, Rousseau, Lessing, etc., ne lui manquaient pour remplir ce programme à la sueur de son front.

Les Procès groënlandais sont d’ailleurs une satire mortellement ennuyeuse, d’une excessive généralité, telle qu’on pouvait l’attendre d’un jeune homme qui n’avait sur toute chose que des idées vagues et ne connaissait lien du monde réel. Cet ouvrage trouva un éditeur, mais non point des acheteurs; nullement découragé par ce premier échec, le vaillant plumitif sentit la nécessité de faire des miracles pour se réconcilier les libraires désormais sur leurs gardes. En attendant, à bout de ressources, il se réfugia auprès de sa mère, elle-même fort malheureuse, et là il connut la misère, la misère en famille, une misère telle qu’un fils de la pauvre Mme Richter se suicida pour débarrasser, disait-il, le ménage d’une bouche inutile. Ce qui sauva Jean-Paul dans cette crise, ce fut d’abord la force, la santé d’un tempérament optimiste, continuant à être bon et gai en dépit de tout ; et puis ce fut aussi l’imperturbable foi qu’il avait dans sa mission d’écrivain, l’enthousiasme d’auteur qui lui faisait chérir ses projets de livres plus que ses frères, plus que sa mère elle-même, et considérer comme autant de thèmes littéraires les expériences les plus douloureuses de la vie. Dans l’unique chambre qui sert à la fois de cuisine, de dortoir, d’atelier à tout faire, pendant que Mme Richter balaie, fait la lessive, file au rouet le jour et la unit pour pouvoir acheter des souliers à ses enfans, Jean-Paul, assis à sa table de travail, continue à prendre des notes et recueille