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Ainsi chaque province de la péninsule n’a cessé de vivre d’une vie propre et de suivre sa pente indépendamment de la province voisine. Les seuls points de ralliement sont des plateaux assez pauvres et des nœuds de montagnes. Réfugiés sur ces hauteurs, quelques princes essayèrent d’en faire le centre d’un empire et de dominer les fleuves qui en descendaient. Mais cette unité imparfaite ne pouvait convenir qu’à des temps rudes et guerriers, lorsque la montagne servait de forteresse. Elle s’est effondrée au premier choc des Turcs, comme l’appareil pesant d’une armée féodale en face d’une tactique perfectionnée. La civilisation restait confinée sur les côtes. Pareille à l’Adriatique elle-même qui se soulève un instant, puis retombe et ne déplace que lentement ses bornes, cette civilisation bienfaisante a baigné le pied des Alpes Dinariques, mais elle n’a pu pénétrer plus avant ; tandis que les vallées intérieures, soigneusement fermées contre les bouffées marines qui leur auraient apporté les souvenirs de la Grèce et les parfums de l’Italie, étaient mal protégées du côté du Nord, et, par conséquent, livrées à toutes les invasions.

En considérant la physionomie d’une contrée que son système de montagnes disloque ou rejette vers l’Orient ; que son réseau fluvial ouvre aux armées de passage ; que sa position intermédiaire entre l’Europe et l’Asie fait l’objet d’un éternel conflit, on aurait pu prévoir son orageuse carrière. Elle a reçu du ciel les plus beaux dons : des fleuves admirables et nombreux, des côtes d’une découpure infinie, des vallées fertiles, des forêts, des pâturages, un climat changeant, mais sain et varié, la plus belle lumière du monde ; il lui manque une qualité sans laquelle toutes les autres risquent d’être stériles : l’équilibre. Elle n’a point un territoire nettement circonscrit, capable de devenir l’assiette d’une seule et même nation. Ce défaut était peu sensible dans l’antiquité, lorsque la vie des peuples tenait tout entière entre les murs de quelques cités, quand un grand empire militaire se contentait d’occuper les points stratégiques. Il est devenu grave depuis que les peuples modernes ont fait de la consistance territoriale la base même de la patrie. La péninsule des Balkans rassemble à ces princesses des contes de fées, pourvues de toutes les grâces, mais sur lesquelles une malédiction secrète pèse dès leur berceau.

Il reste à savoir si les races qu’elle nourrit sont assez fortes et assez homogènes pour vaincre leur destinée.