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ont à peine dérangé un caillou sur le sommet des monts. Le ciel et la terre continuaient l’entretien commencé cinq ou six mille ans plus tôt, sans se mettre en peiné de notre bourdonnement d’insectes. Pendant qu’un empire s’écroulait, leur grande affaire était de redresser un profil de montagne. L’indifférence de la nature atteint les proportions du mépris, quand nous essayons de la parquer dans nos frontières. Nous sommes précisément ici au point de croisement de plusieurs de ces lignes idéales, aussi fantasquement tracées que les découpures d’un jeu de patience. Les bornes de l’empire ottoman, à quelques pas de nous, coupent en deux le manteau royal du Copaonic ; et la fin de cette chaîne, qu’on voit là-bas, c’est déjà la Montagne Noire. Il semble qu’avec une bonne paire d’ailes, on l’atteindrait en vingt-cinq minutes. Les hommes n’ont qu’une excuse pour avoir ainsi gâté le domaine qui leur était dévolu : c’est que la nature ne leur a pas donné d’indications assez précises. Le texte était obscur, le commentaire humain s’en est ressenti.

Pour déchiffrer ce texte, il ne suffit pas de dominer l’espace, il faudrait presque remonter à l’origine des choses. Dans ce cas-là, les anciens imaginaient une fable : aujourd’hui, nous faisons une hypothèse géologique, ce qui revient au même, bien que ce soit moins amusant. Voici donc ce qu’un géologue m’a conté.

Il y a des milliers d’années, lorsque notre Europe encore mal formée cherchait son assiette, et que, semblable à quelque gigantesque mastodonte, elle se retournait lourdement sur son lit de marécages, la presqu’île, qui fut baptisée plus tard du nom turc de Balkans, était encore une île, et la montagne que nous foulons en occupait le centre. Cette île fut une des premières à prendre tournure de terre ferme. Il est même probable qu’elle connut de bonne heure l’espèce humaine, qui devait plus tard lui causer tant de désagrémens. Il s’en est fallu de peu qu’elle ne devînt, en pleine Méditerranée, l’embryon d’une Angleterre, ce qui eût changé totalement le cours de l’histoire. Peut-être que les Grecs, enfermés dans cette autre Atlantide, eussent terminé leurs querelles et fondé la liberté parlementaire. Dans tous les cas, la terre balkanique, n’ayant point été si souvent envahie, ne ferait pas aujourd’hui le désespoir des congrès.

Mais au cours de sa croissance, il lui arriva un accident irrémédiable, fréquent chez les enfans des hommes que leur nourrice laisse tomber dans le feu. Tous les appareils orthopédiques inventés par les médecins politiques n’y peuvent rien changer. Elle est restée contrefaite, et, d’île tout entière, elle est devenue presqu’île, à peu près comme un chef-lieu qui passerait au rang de