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pieds, ne trahissent leur force que par des remous silencieux. À chaque tournant, la montagne semble lui barrer la route ; mais il l’écarté d’un coup d’épaule, et s’ouvre chaque fois un amphithéâtre plus imposant.

Le vieux fleuve, par un raffinement de coquetterie, se pare pour cette fête de ses bijoux historiques. Il revêt les restes un peu fatigués d’une cuirasse romaine dont Trajan l’avait affublé. On distingue encore les plates-formes et les mortaises de l’ancienne voie militaire qui promène sa ligne blanche à travers les folles verdures et sur les arêtes-élimées du roc. Cette route conduisait d’Aquilée jusqu’à la mer Noire. Le temps qui, plus loin, a enseveli les traces romaines sous des amas de sable et de limon, a respecté ici la forte empreinte de la griffe de l’aigle sur le granit. Le nom de Trajan s’y lit en toutes lettres, à peine défiguré par les feux des bergers. Grand nom, seul digne d’être associé à celui du Danube, et qui frappait les barbares d’une terreur superstitieuse : aujourd’hui encore il est mêlé, dans les traditions populaires, au souvenir des divinités primitives. Le décor est tellement beau, tellement intact, qu’on peut reconstituer la scène. Voici la légion en marche dans ce long couloir : elle est protégée par la muraille à pic, rafraîchie par l’haleine humide du fleuve. Le tribun a permis d’ôter les casques et de mettre les armes à volonté. Dans cette anse tapissée de gazon, où l’ombre violette de la montagne vient couper la nappe éblouissante du fleuve, les trompettes ont sonné la halte. Les braves légionnaires, tout poudreux, forment en faisceaux les lances et les boucliers autour des enseignes. Ils se répandent dans l’herbe par petits groupes, les vétérans à part, délaçant les courroies de leurs sandales ; les jeunes soldats déjà dans l’eau, qui rejaillit gaîment sur les torses bronzés ; tous insoucians de la bataille de demain, tandis qu’un peu plus loin les centurions, balançant leur cep de vigne, causent entre eux des Gépides ou des Quades qui les attendent à la sortie du défilé…


II.

Sans frontière naturelle, la péninsule des Balkans, sevrée des principaux avantages que devrait lui procurer le passage d’un grand fleuve, n’est pas mieux aménagée à l’intérieur pour préparer l’unité des peuples. Également incapable de résistance concertée ou de soumission définitive, elle ressemble à ces villes qui n’ont ni remparts ni citadelle, mais qui peuvent prolonger indéfiniment la guerre de barricades dans les rues des quartiers pauvres.

Chacun sait que l’architecte Dédale, voulant immortaliser son