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pareille progéniture, et leur donne un seul fils qui les soigne et les respecte ! j’appartiens à tout le monde, c’est-à-dire à personne ; aussi personne ne s’occupe de régler mon cours, ni de donner un peu de calme à mes vieux jours. Il a fallu que toute l’Europe tînt conseil et qu’on signât des protocoles, pour construire un méchant quai le long de mon embouchure. N’est-ce pas un scandale public, que ces rochers qui encombrent mon lit aux Portes-de-Fer et qu’on pourrait faire sauter avec quelques cartouches de dynamite ? N’est-il pas honteux que, depuis Peterwardein jusqu’à la mer, on ne m’ait pas revêtu d’un seul pont et que je sois forcé de transporter sur des chalans le train de Bucharest à Varna ? Votre Europe, si fière de ses locomotives et de ses ingénieurs, est ici bien au-dessous des Romains. Allez voir à Turn-Severin les restes du pont de Trajan. Vraiment, je rougis de vous introduire ainsi dans les secrets de mon indigence. Ce n’est pas ma faute si ces énormes piliers de pierres et de briques roussâtres ne supportent plus que le vide ; si les nobles restes du seul grand peuple qui m’ait compris se dressent au milieu des vases fétides et des petits métiers immondes ; si des bœufs tout crottés se vautrent au pied de ces monumens ; si des bouchers à demi nus trempent dans mon eau de vilaines peaux sanglantes, près de ce même rivage où le proconsul romain, revêtu de sa toge blanche, m’honorait par des sacrifices et par des jeux. Tout, aujourd’hui, sur mes bords est petit, mesquin, misérable. Je sens ma bohème d’une lieue… Il y a cependant pour moi un supplice encore plus insupportable : c’est de couler sous les yeux avides des douaniers multicolores, et de mirer dans mes flots augustes leur insipide casquette galonnée. Cette surveillance taquine et obséquieuse suffirait à excuser mes accès d’inondation. Puissé-je contempler au passage moins de paires de lunettes, moins d’uniformes administratifs, moins de gendarmes, et un peu plus de ces bonnes figures barbouillées de suie qu’on voit sur les bords de la Tamise, où il se fait de si rude et de si utile besogne ! Puissé-je surtout, comme autrefois, unir les peuples et non les diviser ; servir de centre et non pas de frontière ! Cette fonction de sentinelle est ingrate. Elle n’a même pu sauver la malheureuse péninsule que j’arrose inutilement depuis des siècles. On croit qu’il est en notre pouvoir, à nous autres fleuves, d’opposer une barrière aux ambitions : c’est tout le contraire. Notre mouvement symbolique sollicite l’humeur inquiète des hommes. On se disputera toujours une route qui marche et qui baigne des villes. Si vos nations avaient le sens commun, elles planteraient leurs bornes frontières loin d’ici, sur les sommets arides, parmi les maigres pâturages. Notre rôle, à nous, c’est de féconder la paix. Messieurs les poètes devraient