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charme. Ces peuples, qui se croient, à tort ou à raison, les descendans des maîtres du monde, ont fait preuve d’esprit en se retirant des affaires, tandis que tant d’autres, dont les noms sont aujourd’hui oubliés, s’épuisaient en vains efforts pour créer des états éphémères. Pendant ce temps-là, les Roumains de Transylvanie paissaient leurs brebis, et, du haut de leurs montagnes, voyaient les autres s’évertuer. Sans doute, ils furent quelque peu dérangés par les Saxons et par les Hongrois. Mais ceux-ci, bons cavaliers, n’avaient pas le pied montagnard. Ils s’essoufflaient vite à grimper. Le Roumain, agile, allait un peu plus haut et se moquait d’eux. En somme, ils pouvaient continuer à siffler, tandis que la pauvre Europe peinait et geignait de tous les côtés. De cette vie pastorale, il est resté dans leurs yeux brillans je ne sais quelle philosophie railleuse. Heureux bergers, s’ils avaient connu leur bonheur ! Plus heureux cent fois que leurs pères, lesquels s’étaient embarrassés du gouvernement de l’univers ! Mais on n’est jamais satisfait de son sort. Les Roumains ont entendu sonner pour eux l’heure de l’histoire. Quittant leurs retraites ombreuses, ils se sont répandus peu à peu dans la plaine ; et il y en eut tant, qu’on se demandait s’ils ne sortaient pas de terre, ou si, pendant le séjour des barbares, chaque arbre de ce beau pays ne cachait pas un Roumain sous son écorce, un Sylvain rieur, qui entr’ouvrait les branches aussitôt que les diables étrangers tournaient les talons. Ils formèrent un bon et brave peuple et supportèrent, comme les autres, le poids du jour. Ils connurent les frontières, les batailles et les changemens de ministères. Ils surent aussi verser leur sang pour la gloire, sans profit, et perdre galamment des provinces. J’imagine qu’ils doivent parfois soupirer après leurs chers Carpathes, et que tout n’est pas rose dans le métier de concierges de la péninsule.

Un ancien dieu réellement à plaindre, c’est le Danube ; — je devrais dire une déesse, car les Allemands l’aiment tant, que, pour se mettre à l’aise, ils le convoitent au féminin. Ils l’appellent la mère Danube, sans doute à cause d’une faiblesse stratégique qui paraît constitutionnelle. Ils rêvent un mariage entre cette mère des peuples et le Vater Rhein. Mais le Danube ne prévoit pas les malheurs de si loin. Si on pouvait lui donner la parole, par une licence poétique que Boileau lui-même ne se refusait pas, il se plaindrait de voir son culte abandonné dans la partie inférieure de son cours : on n’a pas pour lui, dirait-il, les égards dus à un fleuve de son rang. Le fait est que le pauvre fleuve, au sortir de la Hongrie, est terriblement négligé. Il redevient inculte. Il perd sa vertu prolifique ; il n’enfante plus, comme en Allemagne, en Autriche, et