Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 93.djvu/106

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de leurs deux grands romanciers[1], certains Russes semblent imbus d’une sorte de bouddhisme latent, c’est d’instinct et à leur insu. La foi du Bouddha, qui a gagné des adeptes en Angleterre et en Amérique, n’a pas fait de prosélytes en Russie. Je ne connais guère qu’une exception, une femme. Mme Blavatsky. Non contente de proclamer la supériorité du bouddhisme, cette Russe y a cherché le « syncrétisme » de l’Orient et de l’Occident, de la science moderne et de la théurgie antique. Après avoir épuisé les plaisirs de la vie mondaine, Mme Blavatsky a parcouru l’Inde ; elle s’y est abouchée avec les brahmanes et les fakirs, et en a rapporté les principes d’une théosophie hermétique qui compte des initiés dans les deux mondes[2].


VIII.

Nous voici au terme de cette longue enquête sur l’état moral et religieux du vaste empire. Il est temps de conclure ; mais est-ce bien nécessaire ? La conclusion sort elle-même des faits. Faut-il nous poser, pour les institutions religieuses de la Russie, la même question que pour ses institutions politiques[3] ? Est-ce la peine de nous demander si, près de deux siècles après Pierre le Grand, la Russie est vraiment un état moderne ? La réponse n’est pas douteuse. En religion, non moins qu’en politique, la Russie se montre un état d’ancien régime. Elle l’est par ses mœurs, elle l’est par ses lois. Le principe de la liberté de conscience, accepté par tous les états civilisés, n’est pas encore reçu chez elle. À cet égard, nous la retrouvons, cette grande Russie, au-dessous de tous les états de l’Europe et de l’Amérique, infériorité d’autant plus regrettable que la liberté religieuse est peut-être le signe le plus sûr du développement intellectuel d’un peuple. Elle en est, en religion, tout comme en politique, aux vieilles maximes, aux vieux procédés, à l’ingérence de l’état dans les consciences, à la contrainte légale. Il serait injuste de dire qu’elle en est toujours au moyen âge ; mais

  1. Pour Tolstoï, voyez la Revue du 15 septembre 1888. Pour Dostoievsky, voyez, à la fin des Frères Karamazof, l’apparition du moine Zosime en rêve au jeune Alexis, là où le starets enseigne que, les animaux, le bœuf, le cheval étant sans péché, le Christ est avec eux avant d’être avec l’homme.
  2. Mme Blavatsky a fait paraître dans le Vestnik Evropy, sous le pseudonyme de Radda-Bay, des études sur les sciences occultes des Indous. Depuis, elle a été l’une des fondatrices, et en quelque sorte la prophétesse de la « Société théosophique, » qui a eu successivement pour organes : the Theosophist de Madras, l’Aurore du jour nouveau, le Lotus, publié à Paris depuis 1888.
  3. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. II, liv. VI, ch. III.