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d’une façon durable et complète que dans ses portraits. Qui ne se rappelle le portrait d’Oswald Krell, à Munich, cette vive et troublante figure avec le petit paysage mystérieux ; le solide portrait de Woklgemuth, dans la même salle, et à Merlin, le portrait du vieux Holzschner, braquant sur nous son regard fixe et dur ? Et bien plus encore que le portrait, le véritable royaume de Dürer a été le dessin et la gravure. Il y est le plus habile, le plus varié, le plus puissant des maîtres. Que l’on voie seulement au Louvre les rares dessins exposés. Paysages réels et frais, scènes religieuses d’une émotion terrible, scènes fantastiques, évoquant un monde de gnomes, de lutins, de spectres et d’anges, Dürer a excellé dans tout cela ; et tout cela suffit à faire de lui un immortel prince de l’art.

Une nature comme celle de Dürer ne pouvait manquer d’exercer autour d’elle une influence énorme : la plupart des peintres du XVIe siècle sont, en quelque degré, les élèves de Dürer. Mais ces bons artisans n’ont plus rien du génie de leur maître. Qu’il nous suffise de citer Schäufelein de Nordlingen (1480-1540), Hans de Culmbach (mort en 1522), Pencz (mort en 1550), les deux frères Beham ; le peintre de Ratisbonne Altdorfer (1480-1538), dont la Bataille d’Arbelles, à Munich, est vraiment une merveille de fantastique grandeur. Tous ceux-là sont les élèves directs de Durer. On peut encore lui rattacher deux peintres rhénans, Mathias Grünewald d’Aschaffenbourg, et Hans Baldung Grün de Strasbourg, le premier fantaisiste tourmenté et sombre, le second aussi habile dans le portrait que détestable dans la peinture de religion ou d’allégorie.

L’influence de Dürer se joint à l’influence immédiate de l’art italien dans les œuvres des écoles souabes d’Ulm et d’Augsbourg. L’école d’Ulm n’a guère produit qu’un peintre, Martin Schaffner, auteur de froides compositions aux couleurs imitées des vénitiens. L’école d’Augsbourg, aussi, n’a produit qu’un peintre, Hans Burgmair : mais celui-là est d’une tout autre importance artistique[1]. Fils d’un peintre renommé, il étudia d’abord dans l’atelier de Schongauer, puis à Venise, où son sens naturel de la couleur se développa au contact de l’art des Bellini et des Carpaccio. Il rapporta dans son pays le vivant souvenir de cet art ; ses premiers tableaux (musée de Schleissheim) ne sont guère que d’habiles imitations. Mais peu à peu il sentit, lui aussi, le désir d’échapper à l’influence étrangère, de rivaliser avec les Italiens au lieu de les imiter. Il y est parvenu,

  1. Voir, sur Burgmair, l’étude de M. Muther, dans le Zeitschrift für I Bldende Kunst, XIX, fascicules 11 et 12.