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sont disposées à le croire, une affaire de pure imagination ; il s’agit de souffrances bien réelles ; mais on les exaspère en les écoutant. Ceux qui s’y abandonnent sans résistance perdent très vite le pouvoir de réagir contre elles. Cela devient une obsession véritable. On ne trouve plus de mots assez énergiques pour exprimer ce qu’on ressent. Notre langue, malgré sa richesse, n’a plus assez de superlatifs pour répondre à ces exagérations. Les médecins, confidens habituels de ces lamentations, ne peuvent plus faire la part de l’imagination et celle de la réalité. Déroutés par ces hyperboles, ils se demandent si les gens auxquels ils ont affaire sont doués d’une organisation différente de la leur, pour tant souffrir de si peu de chose.

Longtemps ces exagérations ont été le partage exclusif des femmes. Les hommes tenaient autrefois à honneur de braver la souffrance comme le danger. Sans être aussi stoïques que les Spartiates, sans viser à l’orgueilleux mépris du sauvage attaché au poteau du supplice, qui sourit à la torture et entonne son chant de mort, pour braver une dernière fois son ennemi, nos pères auraient rougi de se montrer faibles devant les petites épreuves de la vie. Les hommes d’aujourd’hui n’ont pas cet amour-propre. Lorsqu’il s’agit de souffrir, ils confessent leur pusillanimité avec un aimable abandon. Ils s’en font même une sorte de mérite. Ils sont si nerveux, leur constitution est si délicate, qu’il leur est impossible d’endurer la moindre douleur. Il en est même qui sont organisés d’une façon tellement supérieure, qu’ils ne peuvent pas être témoins des souffrances des autres et qu’ils s’empressent de les fuir. Ces êtres, trop perfectionnés au moral comme au physique, tiennent en médiocre estime les natures grossières qui souffrent sans se plaindre, se résignent quand il faut, et qui n’hésitent pas à prendre leur part des chagrins des autres, quand ils peuvent, à ce prix, leur apporter un soulagement ou une consolation.

Cet excès de sensibilité qui paralyse les meilleures intentions, cette faiblesse de caractère qu’il faut plaindre, lorsqu’elle n’est pas la manifestation inconsciente de l’égoïsme, toutes ces défaillances sont surtout le résultat d’une éducation mal dirigée.

Il s’est produit assurément, comme je le disais tout à l’heure, un changement physique et moral dans l’organisation des peuples que de longs siècles de bien-être ont quelque peu amollis. Il est certain que nous ne sommes pas de la même trempe que nos ancêtres. Les plus solides d’entre nous se sentent passer un frisson dans le dos, lorsqu’ils visitent les musées rétrospectifs dans lesquels les instrumens de torture du moyen âge étalent leur hideux appareil. Si la question juridique n’était pas abolie depuis bientôt un siècle, il