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déplore d’ailleurs, n’est pas le résultat d’une hostilité systématique contre la religion. Elle tient uniquement à la multiplicité des diverses églises et sectes américaines, ainsi qu’à la rivalité pacifique mais ardente, entre protestans et catholiques. La neutralité dogmatique, loyale et sans malveillance, bien au contraire, semble être le principe adopté. Chaque jour, quelques versets des saintes Écritures sont lus à haute voix dans les écoles, et personne n’y trouve à redire.

Loin de déclarer la guerre au sentiment religieux, tous les partis le respectent. Quels que soient les vainqueurs aux élections, nul ne demande que les emblèmes de piété soient proscrits, ni que l’on efface les sentences sacrées inscrites en gros caractères à l’extérieur ou au dedans des édifices publics, et même du Capitole, siège du congrès, sous prétexte de ne pas choquer le scepticisme plus ou moins sincère de quelques esprits forts. Dans la pensée des Américains, la véritable atteinte au droit serait de céder aux exigences des sectaires arriérés, dont l’athéisme intolérant ne se reconnaît libre qu’à la condition de supprimer la liberté des croyans. Les journaux religieux hebdomadaires, en beaucoup plus grand nombre que partout ailleurs, sont très populaires ; leur influence politique est puissante en temps d’élections. Parfois, le clergé lui-même intervient dans les luttes du scrutin, à la requête des fidèles qui réclament l’assistance de sa parole et le prient de prononcer des sermons électoraux. D’ailleurs, la religion est associée à toutes les cérémonies patriotiques et nationales. Le jour anniversaire de l’indépendance, les églises sont pleines, et les prédicateurs y répandent des flots d’éloquence.

Il ne faudrait pas se hâter de conclure qu’individuellement les citoyens des États-Unis soient tous de grands ou de petits saints. Mais chacun d’eux, pour des motifs distincts, veut maintenir l’idée religieuse avec honneur. Les nombreux croyans y tiennent par conviction, les incrédules ou les indifférens honnêtes, par respectabilité et par amour de la liberté de conscience, laquelle en Amérique comporte la liberté de croire, d’évangéliser, et de pratiquer, plus que celle de nier les dogmes et surtout d’invectiver les fidèles. Même les libres penseurs souscrivent, souvent avec générosité pour les diverses églises ; ils estiment en effet que chaque manifestation pieuse produit quelque bien.

Puis, il y a aussi les épicuriens et les roués, qui sont éloignés de toute religion, mais qui se gardent d’en éloigner personne. Car d’après leur calcul, énoncé à demi-voix, rien n’est confortable et lucratif comme de vivre dans une société réglée par le devoir et par la pratique de la vertu, sans s’astreindre soi-même