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aidé le Céleste dans ses entreprises. Un certain nombre de Chinois, occupés de diverses manières, forment entre eux une petite société ; chaque mois, ils apportent à la caisse commune une légère cotisation ; quand l’ensemble forme déjà une petite masse d’une certaine valeur, ce capital est confié à l’un d’eux, qui prend un fonds de commerce : il continue à payer la cotisation mensuelle et partage avec ses associés les bénéfices du commerce qu’il exploite. Un nouveau petit capital se forme et est confié aux mains d’un autre associé, et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les membres de la société aient un fonds à exploiter[1]. Ce système n’a pu se pratiquer et réussir que grâce à l’existence commune, à la solidarité très étroite des Chinois à l’étranger : fondé sur la confiance mutuelle la plus absolue, il avait pour condition essentielle une sorte de franc-maçonnerie et ce principe que l’honnêteté, — entre Chinois, — est encore le meilleur calcul.

Si le Chinois contribue par son travail opiniâtre à la prospérité du pays où il s’est temporairement fixé, il ne le colonise pas au sens propre du mot, puisque son but unique est de retourner aussi tôt que possible dans la contrée de ses ancêtres ; de plus, il draine des capitaux considérables qui s’engloutissent dans l’immense Empire du Milieu : si l’on consulte les relevés de banques, on verra que, de 1853 à 1878, les Chinois établis aux États-Unis ont expédié en Chine 180 millions de dollars ou 900 millions de francs[2].

Cependant le travailleur blanc sentait sa colère grandir à la vue de ce concurrent prospère et odieux. La lutte n’est pas à armes égales ; il se voit vaincu d’avance ; la haine l’aveugle ; le sang coule. — Mais les politiques, quelque respectueux qu’ils soient des volontés de l’électeur, même brutalement intimées, ne pouvaient décemment intervenir sans quoique prétexte d’un ordre plus élevé : c’est un mineur américain qui, dans une lettre adressée à M. Jones, sénateur du Nevada, le suggéra : « Si l’envahissement continue, vous n’aurez bientôt plus de civilisation américaine ; la civilisation chinoise la remplacera. » Les diplomates se mirent à l’œuvre. Le 17 novembre 1880, un traité fut signé à Pékin : était reconnu au gouvernement des États-Unis le droit de réglementer, limiter ou suspendre l’entrée ou la résidence des travailleurs chinois, toutes les fois que cette entrée ou résidence lui paraîtrait pouvoir mure ou menacer de nuire aux intérêts du pays ; en aucun cas il ne pouvait la prohiber absolument. Étaient à l’abri de ces dispositions les autres sujets chinois ou même les travailleurs se trouvant sur le

  1. D. Bellet.
  2. Loc. cit.