Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/64

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

centaines de nihilistes, de quelques milliers de libéraux, et la résistance de 80 millions de paysans, immobilisés par la force de l’habitude, par un respect religieux pour les formes du passé, par un sentiment de résignation el une capacité de souffrance dont les races de l’Orient offrent seules le spectacle.

On pouvait s’y méprendre dans la tourmente de 1880. Loris traversa des heures cruelles. Il n’avait pas vécu près du peuple qu’il voulait gouverner. Il était arrivé de sa bibliothèque de Tiflis avec un idéal métaphysique tout d’une pièce, tempéré seulement par l’expérience incomplète que donne le commandement des armées. Un coup de fortune lui avait mis la Russie dans les mains ; le peu qu’il entendait et voyait de cette muette voilée souriait complaisamment à son rêve ; il s’était joyeusement mis à l’œuvre pour réaliser ce rêve. Aussitôt la réalité se dressa devant lui avec sa lourde ironie; dès ses premiers efforts, il dut s’avouer que la machine primitive sur laquelle il travaillait n’était pas prête pour les expériences délicates, pour « le jeu des institutions libres; » il aperçut la faiblesse des idées quand-elles entrent en lutte contre les mœurs; il vit que les instrumens secondaires lui manquaient partout, qu’il devait tout faire de sa main, et qu’une main d’homme n’est pas assez forte pour changer les rouages énormes d’un vieil empire ; il comprit qu’à ébranler une seule pièce, fût-ce pour la réparer, on risquait de faire crouler toute la vénérable mécanique. Il n’avait pas le grain de folie mystique et l’audace de regard d’un Skobélef; celui-là, son œil s’allumait quand on ouvrait devant lui ces perspectives, et semblait dire : « Tant pis,.. tant mieux... je resterai seul debout sur les ruines de tout... » Loris n’était qu’un Lafayette; pour affronter de pareilles destinées, son génie était trop honnête ou trop limité : je laisse le choix de l’épithète aux moralistes qui ont des théories sur les ambitions majeures. — Ainsi, la prudence lui conseillait d’enrayer, après avoir tâté le terrain ; le principe qu’il personnifiait et les alliés qui faisaient sa force le tiraient en avant; son honneur était engagé à l’action. Il dut subir alors de rudes perplexités, dissimulées sous son calme habituel et sous sa résolution apparente.

Le 6 septembre, il joua bravement sa popularité sur un coup de dés. Les directeurs de tous les journaux et revues de Pétersbourg furent convoqués au ministère de l’intérieur. En un langage ému, Loris leur exposa les difficultés de sa tâche, le danger de se laisser aller à des chimères énervantes ; il exprima son désir de marcher d’accord avec une presse libre. « qui aurait la possibilité de juger les actes du gouvernement, sous la seule ! striction qu’elle n’agiterait pas l’esprit public. » Les autres déclarations qu’il fit en développant son programme politique n’étaient pas plus compromettantes :