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et le goût qu’il prend aux plus petites choses, prolonge son enfance[1] ! À Tœplitz, en Bohème, où il allait chaque année, il vécut dans l’intimité de Frédéric-Guillaume et réussit un instant à rapprocher les cours de Vienne et de Berlin. En juillet 1807, il vit Napoléon, l’homme qui fait et défait les rois, qu’il admirait comme l’être le plus extraordinaire que la terre ait jamais porté ; mais il se contenta de le regarder du milieu de la foule, ne voulant rien demander ou craignant d’être trop bien accueilli. Seulement il adressa cette question étrange à Talleyrand : « Mais où donc avez-vous fait connaissance avec cet homme-là ! Je ne pense pas qu’il ait jamais soupé avec nous ! » et plus tard, lorsque l’empereur fut à l’île d’Elbe, il lui donna le surnom de Robinson Crusoé. Il alla souvent à Schœnbrunn, où était le jeune roi de Rome qui l’avait pris en affection, et, un jour, devant le comte de la Garde, il ne dédaigna pas de commander la manœuvre d’un régiment de uhlaus en bois que l’archiduc Charles venait d’envoyer au fils de Napoléon.

Le prince de Ligne avait l’air de faire les honneurs de Vienne à toute l’Europe civilisée, et aucun étranger marquant ne traversait cette ville sans solliciter l’honneur d’un entretien. Mme de Staël, lors de son voyage en Allemagne, fréquenta aussi la petite maison du rempart. « Prince, dit-elle en présentant Auguste de Staël, je viens chez vous mettre mon (ils à l’école du génie. — Il y était dès sa naissance, » repartit gracieusement celui-ci. Ce compliment lui gagna le cœur, et, de son côté, le maréchal ne tarda pas à être conquis par le génie brillant de cette femme dont il disait que la tribune des salons semblait aussi nécessaire à son existence morale que les images le sont à sa pensée. Quand il lui rendit sa visite, elle s’excusa de l’exiguïté de l’appartement où elle le recevait : « Comment donc ? madame, interrompit le prince, mais avec vous on est toujours sur le Parnasse ! » Ils s’écrivaient le matin des billets de quatre lignes ou de quatre pages, en attendant le soir pour se rencontrer. Alors commençaient de véritables assauts d’esprit où l’on eût été embarrassé de décerner le prix, tant cette lutte était courtoise et de bon goût, où, par une sorte de compromis réciproque, jamais un mot sérieux sur 1789 ne lut échangé ; car les deux antagonistes n’auraient pu s’entendre sur un fait quelconque de la révolution. Une fois que le prince avait bien excité les yeux de son interlocutrice, armés de toutes pièces contre sa pointe, il était heureux : il allongeait ses mains jointes d’une certaine façon, comme il faisait toujours après quelque bêtise,

  1. Voir l’ouvrage si attachant de Lucien Perey, Histoire d’une grande dame au XVIIIe siècle, la Comtesse Hélène Polocka, 2 vol. in-8o ; Calmann Lévy.