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le sera vingt fois mal. Il vaut mieux qu’une nation n’ait point d’avis. Celle qui en a est sujette aux orages, et si un physicien ne place pas bien le conducteur, la foudre tombe sur sa tête. » Ici le prince tire toute la couverture de son côté, et il faudrait suppléer aux lacunes du raisonnement. L’histoire offre des argumens à tous les systèmes, elle a des souplesses de courtisane pour excuser, justifier, célébrer les théories le plus opposées, elle est l’arsenal inépuisable des gouvernemens et des oppositions, tient boutique de paradoxes et de spécieux sophismes. Elle prouve pour et contre la politique du dégel, pour et contre la politique de résistance, se dénature, porte tous les masques que l’esprit de parti se plait à lui appliquer, se métamorphose sous la plume de l’écrivain, à la voix de l’orateur. Elle est rarement l’école de la morale, elle est trop souvent l’école du succès. Et combien difficile demeure déjà cette tâche de déterminer les lois, les causes, les conditions du succès, de cette habileté supérieure faite d’inspiration, de pressentimens, d’expérience qui, mettant les hommes d’état aux prises avec les événemens, leur apprend à doser les remèdes, à détourner les dangers, à faire sortir de chaque crise la plus grande quantité de bien, à paraître parfois conspirer avec l’erreur, comme le paratonnerre conspire avec la foudre ! Le prince de Ligne se défie de l’enthousiasme, cette force incalculable qui, bien employée, produit des miracles, qui inonde ou fertilise, détruit ou fortifie, sauve ou perd les peuples et les rois, qui dort parfois pendant des siècles dans l’âme engourdie d’une nation, mais tout d’un coup se réveille, et,.. malheur alors à qui la nie ou prétend la briser !

A la perte de sa fortune, le prince de Ligne avait opposé la plus stoïque indifférence. Lui qui dépensait jadis cinquante mille francs pour offrir une fête au comte d’Artois, il se surprend à recommander à ses gens de donner un thé sans glaces, sans gâteaux, sans fruits (excepté les prunes qui sont le fruit le moins cher) ; il vend ses tableaux, s’amuse de ses privations, se moque de son avarice, et rit dans son for intérieur, lorsqu’avec deux ou trois mensonges il parvient à vendre quelques exemplaires de ses volumineux ouvrages. Il en vint au point que son boucher refusa de fournir la viande : aussitôt le prince se rend chez lui à l’heure du repas et sans façon se met à table : « Mon ami, dit-il, vous ne voulez pas me donner à dîner chez moi, il faut bien que je dîne chez vous. » Le boucher se confondit en excuses et jura de ne plus retomber dans le péché de méfiance. La situation du prince, d’abord très précaire, finit par s’améliorer : une pension de Paul Ier, la vente de sa terre de Tauride, celle du village d’Edelstetten qu’on lui avait attribué en échange du comté de Fagnolles cédé à la France, la charge de capitaine des trabans en 1803, le grade de feld-maréchal en