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ont la spécialité d’occuper l’opinion entre l’instant où elle s’éveille et celui où on lui donne le grand joujou, la tribune publique. Ils caractérisent la première période d’un état pathologique bien connu, en attendant la seconde, celle où la tribune entreprend de jeter bas le gouvernement qu’il s’agissait d’abord de réformer.


III.

Si inventif et si habile que fût Loris, les espérances qu’il avait déchaînées marchaient plus vite que lui. On peut fixer à six mois environ la durée de son bail avec la faveur unanime du public. Jusqu’à l’automne de 1880, il sut enchanter les impatiences, garder la tête du mouvement et le maintenir sur place. Après, pour lui aussi, « l’ère des difficultés » commença. Tout contribuait à les aggraver. Les diverses oppositions conjurées contre sa rapide fortune avaient été abattues un moment par le succès : elles reprirent courage et haussèrent leurs voix. L’aristocratie et les mécontens de la courue perdaient pas une occasion de ridiculiser « l’Arménien. » Le vieux parti moscovite lui faisait la guerre avec les feuilles de Katkof et d’Aksakof, où l’on dénonçait « le libéral. » Les nihilistes mettaient leurs adeptes en garde contre « le Renard; » c’était le nom allégorique sous lequel on le désignait toujours dans les pamphlets insaisissables de la secte terroriste. Elle ne s’avouait pas vaincue, elle multipliait ses attentats ; des fonctionnaires tombaient sous le poignard, on découvrait des imprimeries clandestines et des laboratoires de chimie criminelle, à Pétersbourg, à Kief, à Odessa. L’agitation des esprits trouva un nouvel aliment dans le procès d’octobre; on vit réunis sur le banc de la haute cour les principaux conspirateurs capturés depuis deux ans : les révélations de ce procès et les supplices qui le suivirent accrurent l’épouvante inspirée par le fantôme nihiliste. La session des zemstvos (conseils provinciaux) rendit manifestes les tendances progressistes qui travaillaient les élémens les plus actifs de ces assemblées ; des orateurs, pressés de se signaler pour la tribune future, firent des incursions hardies sur le terrain politique ; à Kharkof, l’un des centres du mouvement, à Pskof, à Pétersbourg même, on put voir au ton des doléances que les délégués provinciaux se croyaient appelés à rédiger leurs « cahiers. » La presse créait des difficultés quotidiennes à son favori de la veille, à son prisonnier du lendemain ; elle le couvrait de fleurs, mais de fleurs empoisonnées. Le nombre des grands journaux avait doublé en quelques mois ; les nouveaux-venus, enchérissant sur leurs aînés, se jetaient tous dans le courant qu’ils précipitaient. Ils remuaient les questions les plus ardues