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Le tête-à-tête dura une demi-heure, puis leurs majestés rejoignirent la cour. Ségur crut distinguer sur la figure de l’impératrice un nuage d’embarras et de contrainte inaccoutumés, dans les yeux du roi une certaine expression de tristesse qu’un sourire affecté ne pouvait tout à fait déguiser. Au banquet qui suivit, on parla peu, on mangea peu, on se regarda beaucoup, on but à la santé du roi au bruit des salves d’artillerie. Comme, en sortant de table, Stanislas cherchait son chapeau et ne pouvait le trouver, l’impératrice, qui l’avait aperçu, se le fit apporter et le lui donna : « Deux fois couvrir ma tête, fit-il galamment : ah ! madame, c’est trop me combler de bienfaits et de reconnaissance. » Le soir, il donna une fête magnifique : une représentation du Vésuve éclairait les monts, les plaines et les eaux ; il n’y eut point de nuit : à la lueur de cent mille fusées, on voyait se déployer les brillans escadrons de la cavalerie polonaise : le roi de Pologne avait dépensé 3 millions et trois mois pour passer trois heures avec la tsarine. celle-ci n’assista point à la fête : elle avait aimé Poniatowski, mais le temps des faveurs était passé, et maintenant elle le dépouillait froidement, lambeau par lambeau, en attendant qu’elle le détrônât. Toutefois, il retira quelques avantages de sa conférence : Nassau et Stackelberg le réconcilièrent avec Potemkin, déjouèrent les intrigues tramées contre lui par l’opposition. « Savez-vous ce que font ici ces nobles de la Grande et Petite-Pologne ? disait le prince de Ligne ; ils se trompent, on les trompe et ils en trompent d’autres. Leurs femmes flattent l’impératrice et se persuadent qu’elle ne sait pas qu’ils l’ont insultée dans les aboiemens de la dernière diète. Tous cherchent un regard du prince Potemkin, et ce regard est difficile à rencontrer, car le prince tient du borgne et du louche. Ces belles Polonaises sollicitent le ruban de Sainte-Catherine pour l’arranger avec coquetterie et pour exciter la jalousie de leurs amies et de leurs parentes. » L’impératrice restait immuablement fidèle à sa politique, entretenir la licence des Polonais, l’anarchie dans la noblesse, pour enchaîner leur liberté ; elle n’y réussissait que trop : il aurait fallu gouverner, empêcher les élégantes de faire le malheur de ce pays par les intrigues, retenir à la cour les grands seigneurs par une chaîne de plaisirs et de distractions ; malheureusement, toutes les affaires d’Etat devenaient des affaires de société, parce que le « roi était trop honnête homme avec les femmes comme avec tout son royaume. »

L’entrevue de Kherson eut pour épilogue une alliance entre Joseph II et Catherine II : elle pensait pouvoir se préparer de longue main à la guerre ; mais voici que, à l’instigation de la Prusse et de l’Angleterre, l’homme malade prend l’offensive, le sultan emprisonne l’ambassadeur russe au château des Sept-Tours. Ligne croit que son