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chargé d’entretenir des rapports de cordialité avec Frédéric II, tantôt de préparer les conférences de Kherson, de faire régner dans les royales entrevues la gaîté aimable et l’entrain qui amorcent la sympathie, déguisent les conflits d’intérêt, préviennent ou du moins retardent les ruptures et souvent préparent les alliances. Cette diplomatie de la grâce et de l’esprit, cette familiarité charmante qui n’exclut ni la dignité d’un côté, ni le respect, de l’autre, avaient grand prix auprès d’une tsarine, qui n’hésitait point à donner des royaumes à ses amans, à les placer à la tête de ses armées, à les faire les premiers dans son empire dont elle leur abandonnait le gouvernement intérieur. Non sans doute que son cœur débordât dans son cerveau, elle maintenait entre l’un et l’autre une cloison parfaitement étanche, restant toujours homme d’État, passant avec la plus grande facilité du plaisir aux affaires, poursuivant avec une fermeté immuable ses grands desseins. De bonne heure, elle avait subi le charme du prince de Ligne, devenu son ami, peut-être plus, peut-être moins, selon qu’on place l’amitié avant l’amour : mais qu’il y ait eu ou non entre eux un peu plus qu’une galanterie de l’esprit, il demeura jusqu’à la fin son admirateur fidèle, son correspondant (jouissez de la présence réelle, écrit-il à Ségur), et de tous les étrangers, celui dont elle goûta davantage les brillantes qualités.

Catherine le Grand cherchait la gloire et l’étendait sans en perdre la tête. « Vous Voyez bien, disait-elle, que vous ne me louez qu’en gros, mais qu’en détail vous me trouvez une ignorante. Que voulez-vous ! Mlle Gardel (sa gouvernante) m’en avait appris assez pour me marier dans mon voisinage ; nous ne nous attendions pas à tout ceci. » Et comme le prince de Ligne observe qu’elle doit s’accorder au moins une science, celle des à-propos, car elle n’avait jamais rien dit, fait dire, changé, ordonné, commencé et fini qu’à point nommé : « Peut-être, reprend-elle, que tout cela a bon air. Mais qu’on examine au fond : c’est au prince Orlow que je dois l’éclat de mon règne, car c’est lui qui m’a conseillé d’envoyer une flotte dans l’archipel. C’est au prince Potemkin que je dois la Tauride et l’expulsion de toutes les sortes de Tartares qui menaçaient toujours l’empire. Tout ce qu’on peut dire, c’est que j’ai élevé ces messieurs. C’est au maréchal Romanzow que je dois mes victoires ; à Michelson la prise de Pougatchef qui a manqué venir à Moscou et peut-être plus loin. Croyez-moi, je n’ai que du bonheur (je ne suis qu’un accident heureux, disait le tsar Alexandre) ; et si l’on est un peu content de moi, c’est que j’ai un peu de fermeté et d’égalité dans mes principes. (Elle signait parfois ses lettres à Ligne : Votre imperturbable, parce qu’il lui avait dit que telle était la qualité