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empruntait leurs systèmes, prétendant devancer les temps, opérer sur ses sujets comme sur des idées abstraites, traitant de chimère le bien des particuliers et le sacrifiant à ce qu’il appelait le bien général. Ligne ne lui adresse qu’un reproche : celui de n’avoir achevé ni poli aucun de ses ouvrages, de tout esquisser, le bien comme le mal, de trop gouverner et de ne pas régner assez ! Dans sa fureur d’innovations, il débute par un tel déluge d’ordonnances que le conseil de Flandre ne peut s’empêcher d’observer que durant cinquante ans Charles-Quint en a moins rendu que lui en cinq ou six. Avec cela, rebelle à l’amour et à l’amitié, mêlant trop souvent le calcul aux affections, et s’arrêtant sur la confiance, parce qu’il voyait d’autres souverains trompés par leurs maîtresses, leurs confesseurs, leurs ministres ou leurs amis, s’arrêtant sur l’indulgence, parce qu’il voulait avant tout être juste ; craignant de passer pour partial dans la distribution des grâces, exigeant plus de noblesse de la part de la noblesse et plein de mépris pour elle quand elle n’en avait pas ; avare du bien de l’Etat et généreux du sien ; ne sachant ni boire, ni manger, ni s’amuser, ni être autre chose que des papiers d’affaires ; donnant, quand il le fallait, la pompe et la dignité du palais de Marie-Thérèse à sa cour qui d’ordinaire avait l’air d’une caserne ou d’un couvent. « Sa toilette est celle d’un soldat, sa garde-robe celle d’un sous-lieutenant ; sa récréation, le travail ; sa vie, le mouvement perpétuel. » Recevant tous les jours les gens du peuple, prenant leurs mémoires, causant avec eux et leur faisant prompte justice ; répondant avec plaisir aux questions les plus saugrenues ; ainsi une maîtresse d’auberge lui ayant demandé, pendant qu’il se faisait la barbe, ce qu’il était chez l’empereur, il lui dit : J’ai quelquefois l’honneur de le raser. Il avait de l’esprit naturel, oubliait son rang dans ce palais du Belvédère où, tous les jeudis, la princesse Kinsky réunissait la société la plus choisie de Vienne : plein d’empressement auprès des dames, et ne s’offensant d’aucune liberté de langage. L’une d’elles l’ayant interrogé à propos d’un voleur qu’il avait fait pendre : « Comment votre Majesté a-t-elle pu le condamner après avoir volé la Pologne ? — Ma mère qui a toute votre confiance, mesdames, reprit-il, et qui va à la messe tout autant de fois que vous, a très joliment pris son parti là-dessus. Je ne suis que son premier sujet. — Je n’estime pas ceux qui achètent la noblesse, disait-il à Casanova. — Et celui-ci de répliquer hardiment : « Et ceux qui la vendent, sire ? »


III

Tel était ce Joseph II qui fit de Ligne le confident de maint projet, une sorte d’ambassadeur secret, d’aide de camp diplomate, tantôt