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jours avec lui. De peur de le manquer, Frédéric lui avait écrit à Vienne, à Dresde et à Berlin : il y eut de part et d’autre, comme on pense, une grande consommation d’esprit et de gaîté ; le roi parlait davantage, le prince écoutait, et répondait avec sa grâce habituelle. Un jour que son interlocuteur venait de nommer Virgile : « Quel grand poète, sire, mais quel mauvais jardinier ! — À qui le dites-vous ! répartit le roi ; n’ai-je pas voulu planter, semer, labourer, piocher, les Géorgiques à la main ? Mais, monsieur, me disait mon homme, vous êtes une bête et votre livre aussi : ce n’est pas ainsi qu’on travaille. Ah ! mon Dieu, quel climat ! croiriez-vous que Dieu ou le soleil me refuse tout ? mes pauvres orangers, mes oliviers, mes citronniers, tout cela meurt de faim. — Il n’y a donc que les lauriers qui poussent chez vous, sire, à ce qu’il me semble ? Et puis, il y a trop de grenadiers dans ce pays-ci : cela mange tout. — Le roi fit une mine charmante, et se mit à rire, « parce qu’il n’y a que les bêtises qui fassent rire. »

Pinto, un brise-raison, le voyant embarrassé sur le choix d’un ambassadeur, lui demanda étourdiment pourquoi il ne songeait pas à M. de Lucchesini, « qui est, observait-il, un homme d’esprit. » — C’est pour cela, répondit le roi, que je veux le garder : je vous enverrai plutôt que lui ou un ennuyeux comme M. un tel. — La molécule héréditaire remontait parfois à la surface : on sait l’aventure de Frédéric-Guillaume, le caporal couronné, le collectionneur de grenadiers géants qui, dans un accès de colère, souffleta M. de Seckendorf, ambassadeur de l’empereur Charles VI : celui-ci rendit le soufflet au premier ministre et dit seulement : « Faites passer. » Cette brutalité matérielle s’était dans son successeur fondue en une sorte de brutalité humoristique. Après la fameuse brouille, Voltaire l’appelait le maréchal des logis, et, ayant lu les mots : au château, sur l’adresse d’une lettre, il les barra avec indignation pour y substituer ceux-ci : au corps de garde. Par exemple, Frédéric prenait en estime ceux qui lui donnaient la réplique, un Ségur, un Lucchesini, ou ce médecin qui à cette question : Combien avez-vous tué d’hommes pendant votre vie ? repartait sur le même ton : Sire, à peu près trois cent mille de moins que votre Majesté.

Le prince de Ligne avait toujours été traité avec bonté par l’empereur François Ier et Marie-Thérèse ; celle-ci le chapitrait volontiers sur ses écarts de jeunesse et ne laissait pas de s’étonner qu’il eût des séductions pour les plus rebelles. « Je ne sais comment vous faites, lui disait-elle, vous étiez l’ami intime du père Grillet, l’évêque de Neustadt m’a toujours dit du bien de vous, l’archevêque de Malines aussi, et le cardinal vous aime assez. » Ligne, de son côté, aimait et admirait cette reine, à laquelle il trouvait bien plus de