Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 92.djvu/57

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait extraordinaire en un pays où le tsar a seul qualité pour parler à son peuple. Comparée à notre langage politique, cette proclamation ne ressemblait guère à un manifeste constitutionnel ; mais pour qui tenait compte des nuances discrètes auxquelles est condamnée toute parole publique en Russie, certaines expressions calculées, adoptées depuis longtemps par le vocabulaire libéral et précisées par l’usage, trahissaient des préférences significatives. Ainsi le comprirent la plupart des journaux, qui saluèrent des plus chaleureuses acclamations l’avènement de leur porte-drapeau. Le Golos se chargea d’éclaircir, avec des commentaires qui en forçaient le sens, les phrases du document qu’on pouvait appliquer aux espérances libérales. Il ne fut pas démenti.

Durant ces premières heures de crédit, tout semblait sourire à la bienvenue de l’astre nouveau : faveur de la cour, faveur de l’opinion. Pourtant il montait sur un horizon noir. Les temps étaient tristes et difficiles. Le 19 février. on eut le spectacle de ce soleil levant sur des ruines. La Russie devait fêter ce jour-là les vingt-cinq ans de règne d’Alexandre II et l’anniversaire de l’émancipation des serfs. On avait projeté des solennités exceptionnelles pour cette commémoration : les projets s’évanouirent d’eux-mêmes au milieu des angoisses générales, après l’attentat du 5 ; on en redoutait la répétition, et les pamphlets nihilistes fixaient à cette date la réalisation de leurs menaces. Le jour attendu avec tant de crainte se leva. Ce fut un des plus maussades de l’hiver de 1880; la nature elle-même paraissait consternée; un jour glauque, navré, un ciel honteux comme une muraille de prison, une lumière sale sur les boues grises du dégel ; les bannières et les pavois pendaient aux fenêtres avec des mines blafardes, transies. Le peuple se portait en masse devant le palais; mais ces foules pétersbourgeoises ont le mouvement lent, sans tumulte et sans joie. Tous ceux qui avaient entrée à la cour se pressaient dans les salles, avec précaution, pour ne pas troubler le repos de l’impératrice mourante; avec de vagues appréhensions personnelles, comme sur un terrain miné qui tremble.

L’empereur parut, traversa les galeries; sa fatigue était visible, et aussi l’émotion qu’il partageait avec les courtisans ; émotion accrue des marques d’affection sincère qui arrêtaient au passage cet homme excellent et malheureux. La froideur habituelle de l’étiquette avait fait place à une communication plus libre, plus tendre, entre le monarque et ses sujets. Dans la salon de Pierre le Grand, il reçut les complimens des hauts dignitaires et des représentans des puissances. L’oppression nerveuse qui étouffait sa voix lui permit à peine de répondre quelques mots. Dans un angle de ce salon, un revenant symbolisait par son attitude la pensée de tous : le vieux