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comble au désarroi dans les régions gouvernementales. On proclama « l’état de siège renforcé, » on désigna des gouverneurs-généraux charges de l’appliquer dans les principales villes de l’empire, avec des pouvoirs discrétionnaires. Loris fut investi de ces pouvoirs à Kharkof, un des foyers les plus actifs du nihilisme. Il se rendit à son poste vers la fin d’avril.

La Petite-Russie attendait un pourvoyeur de gibets, un proconsul qui organiserait la terreur suivant les vieilles pratiques. Quand on vit un administrateur affable, accessible à tous, attentif aux intérêts en souffrance, n’usant de sa toute-puissance que pour corriger des abus, appliqué surtout à donner une haute idée de sa modération, l’effet de détente fut instantané. Au bout de quelques semaines, la popularité de Loris alla aux nues, non-seulement dans la région où il commandait, mais dans toute la Russie. On opposait ses procédés à ceux de ses collègues : de là à faire de lui l’espoir d’abord, et bientôt le chef du parti libéral, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi. Ce parti n’avait jamais parlé si haut que durant cette période de compression, où toutes les lois étaient suspendues ; il s’enhardissait chaque jour, parce que derrière les manifestations extérieures de la force il sentait l’irrésolution et le découragement du pouvoir central. Les journaux, le Golos en tête, réclamaient à mots couverts une constitution, comme le seul remède capable d’enrayer le mal ; ils insinuaient que le ciel avait enfin montré un homme apte à la faute et à l’inaugurer.

Par quels gages, par quelles promesses le gouverneur-général de Kharkof avait-il acquis cette situation ? On eût été fort embarrassé de le dire. Quelques mesures favorables au commerce et des attentions personnelles prodiguées à propos lui avaient gagné les cœurs des marchands ; il se servait de son ascendant sur cette classe riche, généreuse par ostentation, pour faire souscrire de grosses sommes aux fondations universitaires qu’il encourageait. À leur tour, les étudians s’étaient donnés à un gouverneur préoccupé de leurs besoins, passionné de mouvement intellectuel, et qui ne les traitait pas en suspects. Loris soignait ses rapports avec la presse, avec ses admirateurs du Golos. Dans l’intimité, il continuait de philosopher en termes généraux sur la nécessité d’une réorganisation administrative. Mais personne n’eut pu citer de lui une déclaration conforme au programme libéral ; mais tout cela ne l’empêchait pas d’appliquer ses instructions rigoureuses, de mettre sous jugement et d’expédier en Sibérie les fauteurs d’idées subversives. — Qu’importaient ces contradictions ? En des momens pareils, quand l’esprit de critique s’éveille, confus encore et surpris lui-même de son audace, ce n’est point un ensemble de doctrines ou d’actes définis qui fait d’un homme en place le représentant du libéralisme ; c’est