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vient se faire tondre ne voit pas les ciseaux ; du moins il n’en a pas la sensation distincte ; or, chez l’homme du peuple, chez le mouton ordinaire, c’est la sensation directe, actuelle, animale, qui provoque les cris, les soubresauts convulsifs, les coups de tête, l’effarement et l’affolement contagieux. Quand on lui épargne cette sensation dangereuse, il se laisse faire ; tout au plus, il murmure contre la dureté des temps : il n’impute pas au gouvernement la cherté dont il pâtit ; il ne sait pas calculer, décompter, considérer à part le surcroît de prix que lui extorque le droit fiscal. Aujourd’hui encore, vous auriez beau lui dire que, sur les quarante sous que lui coûte une livre de café, l’État prend quinze sous, que, sur les deux sous que lui coûte une livre de sel, l’État prend cinq centimes ; ce n’est là pour lui qu’une idée nue, un chiffre en l’air ; son impression serait tout autre si, à côté de l’épicier qui lui pèse son sel et son café, il voyait de ses yeux l’employé des douanes et des salines, présent, en fonctions, ramasser sur le comptoir les cinq centimes el les quinze sous.

Tels sont les bons impôts indirects : pour qu’ils soient bons, c’est-à-dire tolérables et tolérés, on voit que trois conditions sont requises. Il faut d’abord, dans l’intérêt du contribuable, que le contribuable soit libre d’acheter ou de ne pas acheter la marchandise grevée. Il faut ensuite, dans l’intérêt du contribuable et du fisc, que cette marchandise ne soit point grevée jusqu’à devenir trop chère. Il faut enfin, dans l’intérêt du fisc, que son intervention passe inaperçue. Grâce à ces précautions, on lève l’impôt indirect, même sur les petits contribuables, sans les écorcher ni les révolter. Faute de ces précautions, avant 1789, on les écorchait[1] avec tant de maladresse, qu’en 1789 c’est contre l’impôt indirect qu’ils se sont d’abord révoltes[2], contre le piquet, la gabelle, les aides, les douanes intérieures et les octrois des villes, contre les agens, les bureaux et les registres du fisc, par le meurtre, le pillage et l’incendie, dès le mois de mars en Provence, à Paris dès le 13 juillet, puis dans toute la France, avec une hostilité si universelle, si déterminée, si persévérante, que l’Assemblée nationale, après avoir vainement tenté de rétablir les perceptions suspendues et de soumettre la populace à la loi, finit par soumettre la loi à la populace et supprime par décret l’impôt indirect tout entier[3]

  1. L’Ancien Régime, p. 468 à 473.
  2. La Révolution, I, 24, 53.
  3. Décret du 31 octobre - 5 novembre 1790, abolissant les droits de traites et supprimant tous les bureaux placés dans l’intérieur du royaume pour leur perception. — Décret du 21-30 mars 1790, abolissant toutes les glabelles. — Décret du 2-17 mars 1791, abolissait tous les droits sur les boissons, et décret du 19-25 février 1791, abolissant tous les droits d’octroi. — Décret du 20-27 mars 1791, pour la liberté de la culture, fabrication et vente du tabac ; les droits de douane pour l’importation du tabac en feuilles sont seuls maintenus et ne donnent qu’un revenu insignifiant, 1,500,000 à 1,800,000 francs en l’an V.