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propriétaire ; car le fisc, comme jadis les seigneurs propriétaires, lui prendrait, sur 300 journées de travail, 60 journées de travail. Telle était la condition de plusieurs millions d’hommes et de la très grande majorité des Français sous l’ancien régime. En effet, par les cinq impôts directs, taille, accessoires de la taille, contribution pour les routes, capitation et vingtièmes, le taillable était taxé, non pas seulement d’après le revenu net de sa propriété, s’il en avait une, mais encore et surtout « d’après ses facultés » et ressources présumées, quelles qu’elles fussent, y compris son gain manuel ou son salaire quotidien. — En conséquence, « un malheureux manœuvre, sans aucune possession[1] », qui gagnait 19 sous par jour[2] et 270 livres par an, était imposé à 18 ou 19 livres ; « ainsi, sur ses 300 journées de travail, il y en avait 20 ou 22 qui d’avance appartenaient au fisc. — En conséquence, le taillable de campagne, propriétaire de quelques arpens qu’il aurait pu louer 100 livres et qu’il cultivait de ses propres mains, était imposé à 53 livres ; ainsi, sur ses 300 journées de travail, il y en avait 59 qui d’avance appartenaient au fisc. — Les trois cinquièmes[3] des Français étaient dans ce cas, et l’on a vu les suites inévitables d’un tel régime fiscal, l’excès des extorsions et de la misère, la spoliation, les privations, la fureur sourde des petits et des pauvres. Tout gouvernement est tenu de les ménager, sinon par humanité, du moins par prudence, et celui-ci y est tenu plus qu’un autre, puisqu’il se fonde sur la volonté du grand nombre, sur le vote réitéré de la majorité comptée par têtes.

À cet effet, dans l’impôt direct il fait deux parts : l’une, la contribution foncière, qui n’atteint pas le contribuable sans propriété ; l’autre, la contribution mobilière, qui l’atteint, mais qui est modique : calculée sur le prix du loyer, elle est minime pour une mansarde, un garni, une masure, un taudis quelconque d’ouvrier ou de paysan ; encore, s’ils sont indigens ou si l’octroi est lourd, tôt ou tard le fisc les en dispensera ; ajoutez-y la contribution personnelle qui leur prend depuis 1 fr. 50 jusqu’à 4 fr. 50 par an, et la très petite contribution des portes et fenêtres, 60 centimes par

  1. L’Ancien Régime, p. 461.
  2. Arthur Young, II, 259. (Moyenne du prix de la journée de travail en 1789, pour toute la France.)
  3. Environ 15 millions sur 26 millions, au jugement de Mallet-Dupan et d’autres observateurs. — Vers le milieu du XVIIIe siècle, sur une population évaluée à 20 millions d’habitans, Voltaire estime que « beaucoup d’habitans n’ont que la valeur de 10 écus de rente, que d’autres n’en ont que 4 ou 5, et que plus de 6 millions d’hommes n’ont absolument rien. » (L’homme aux quarante écus.) — Un peu plus tard, Chamfort (I, 178) ajoute : « C’est une vérité incontestable qu’il y a en France 7 millions d’hommes qui demandent la charité et 12 millions hors d’état de la leur faire. »