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ou plutôt à certain groupe qui ne semble pas suivre la bonne route. En tout cas, il ne suit pas la grande route, ce petit bataillon d’artistes et d’amateurs excentriques. Ils n’y mettraient pas le bout du pied, sur cette route des maîtres véritables, où marche par exemple, de son pas franc et libre, un Camille Saint-Saëns! Saint-Saëns, direz-vous! Il a créé la Société nationale. — Oui. mais peut-être pour une mission plus digne, pour en faire une église éclairée et non pas une chapelle obscure, pour qu’elle devînt la patronne de tous les fidèles et non la complice de quelques doctrinaires mystérieux et mystificateurs. Le voit-on encore dans le cénacle, l’auteur de la Symphonie en ut mineur, et les jeunes francs-maçons de la rue Rochechouart ne le traitent-ils pas de faux frère et de renégat? Rien n’égale leur mépris pour le talent de M. Saint-Saëns et de bien d’autres, rien, sinon leur estime pour leur propre talent. C’est de ce groupe, de son esprit et de ses œuvres que la Société nationale devrait se défier davantage. Il ne faudrait pas qu’elle devînt une société de décadens, une sorte de Chat noir musical, mais de Chat noir à rebours, où l’on ne s’amuserait pas, je vous le jure.

Les deux chefs actuels de la Société nationale sont MM. César Franck et Vincent d’Indy, le maître et l’élève, et c’est de leurs œuvres, exécutées au Conservatoire et au Concert Lamoureux, que nous devons parler maintenant.

M. Renan, je crois, a dit ; « On ne devrait jamais écrire que de ce qu’on aime.» — Hélas! que n’est-ce possible! Nous ne reviendrions pas à la musique de M. Franck, car nous ne pouvons décidément l’aimer! Heureusement, si l’amour ne va pas sans l’estime, selon la morale de M. Prudhomme, l’estime va très bien sans l’amour, et nul ne peut refuser aux œuvres de M. Franck l’assurance de sa considération la plus distinguée. Nul ne lui marchandera non plus le respect auquel a droit une vie déjà longue de travail, de bonne foi, de science et de conscience. M. Franck se partage entre la composition, renseignement et l’orgue. Il suffit de l’avoir entendu improviser dans l’église Sainte-Clotilde pour ne pas douter de son mérite, et pour avoir scrupule, peut-être un peu de honte à ne pas admirer le compositeur autant que l’organiste. Et puis nous avons déjà médit de M. Franck; nous l’avons étonné sans doute, contristé peut-être, et nous en gardons un regret, presque un remords. Que ne pouvons-nous le louer cette fois, le remercier de nous avoir charmé, ému, lui dire : « Maître, si nous n’avions pas compris jadis, nos yeux se sont ouverts, ou plutôt nos oreilles: parlez à présent, votre serviteur écoute. »

Mais nous ne pouvons pas. Le premier dimanche, la symphonie en ré mineur de M. Franck nous donna de l’espoir. Il semblait y avoir quelque chose là : de très sérieuses et très scientifiques qualités: des nuages encore, mais qui s’entr’ouvraient et finiraient par s’évanouir.