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Voilà enfin l’écrivain dont l’influence fut en Allemagne la plus profonde et la plus durable. Rousseau la devait moins, il est vrai, à ses œuvres politiques qu’à ses ouvrages purement littéraires et pédagogiques. Le public allemand avait accueilli avec enthousiasme l’Emile et la Nouvelle Héloïse ; il avait reçu plus froidement le Contrat social. Néanmoins, les idées ont leur logique, à laquelle on n’échappe guère. Comment proclamer avec Rousseau que la nature est bonne, et que la société civile est la cause d’une infinité de maux, sans aboutir à la condamnation des inégalités sociales, à l’égalité de tous les hommes, à la souveraineté du peuple? D’ailleurs, dans le caractère allemand, une certaine audace d’imagination s’unit souvent à un tempérament conservateur. Il ne manquait pas d’enthousiastes qui allaient aux conséquences extrêmes de leurs principes, d’autant plus téméraires dans leurs théories qu’ils s’abstenaient de l’action. De là le rapide développement des sociétés secrètes, où les tendances révolutionnaires et socialistes se donnaient carrière, sans grand danger pour les gouvernemens.

Telle était, par exemple, la célèbre secte des illuminés. Beaucoup de bons esprits, tels que Goethe, s’y laissèrent affilier. En quelques années elle se répandit non-seulement en Bavière, où elle était née, mais dans toute l’Allemagne du Nord. Weisshaupt, le fondateur et le chef de la secte, par le en vrai disciple de Rousseau. Selon lui, l’état présent des sociétés est mauvais parce qu’il est corrompu. Il y oppose l’état originel, où la propriété et le droit civil n’existaient point, où tous les hommes étaient égaux et également heureux. Mais, s’il est mécontent du présent, il espère mieux de l’avenir. Il croit que, par un bon usage de la raison, les peuples pourront retrouver un état de félicité qui ne le cédera pas à l’état de nature. Quelles sont donc les conditions nécessaires et suffisantes du bonheur de l’humanité? La culture de la raison et la pratique de la morale : il n’en faut pas davantage. « Celui qui répand partout la lumière travaille par là même à la sécurité universelle. » Les hommes une fois éclairés ne cherchent plus à faire le mal. La culture et la sécurité universelles rendent les princes et les gouvernemens inutiles. Donc la morale est la science qui apprend aux hommes à devenir bienfaisans, à sortir de tutelle, à entrer dans l’âge viril et à se passer de rois... « Les hommes ne sont pas si méchans que le disent les moralistes moroses. Ils ne sont méchans que parce qu’on les rend méchans... Pensez mieux de la nature humaine. »

Nous qui sommes de l’autre côté de la révolution, de la Terreur, des guerres du premier et du second empire, nous qui avons vu le réveil douloureux des nationalités et l’expansion militaire de l’Allemagne, il nous faut faire effort pour trouver un sens à cet optimisme humanitaire. Mais il y a juste cent ans, les esprits les