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ou qui nie ces droits est mauvaise. Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, cette idée des droits de l’homme pénètre partout. Elle a été proclamée, il est vrai, par la révolution française; mais elle apparaît déjà dans la déclaration des colonies anglaises d’Amérique. Elle se répand avec les sociétés secrètes qui fourmillaient alors en Allemagne; elle inspire, en partie au moins, la morale de Kant et de Fichte; elle s’infiltre partout avec l’influence de Rousseau. Plus elle gagnait de terrain, plus le système du despotisme éclairé devenait insoutenable. Frédéric Il ne se trompait pas lorsqu’il sentait confusément en Rousseau un ennemi. Il le traitait d’énergumène. Ce roi philosophe savait son métier. « Je ne protège, disait-il, que les philosophes dont les idées sont raisonnables et dont les manières sont convenables. » Les manières du citoyen de Genève devaient le choquer, et il avait assez d’esprit pour apercevoir, dans le peu qu’il connaissait des doctrines de Rousseau, un danger mortel pour son système de gouvernement.

Mais ce péril était encore lointain. Les idées nouvelles auraient mis peut-être encore un siècle avant de descendre dans les couches profondes du peuple allemand. Rien ne fait pressentir un grand mouvement national. Qui en eût pris l’initiative et la direction ? Les meilleurs esprits de l’Allemagne se portaient à d’autres objets. Les rares écrivains politiques étaient sans expérience et sans audace. Plus on parcourt toute cette presse abondante et molle, vague dans ses espérances et naïve dans ses plaintes, plus on se convainc qu’il n’y avait là rien d’original ni de spontané. Elle s’inspire moins d’un sentiment profond des besoins de l’Allemagne, qu’elle ne subit l’ascendant des idées venues du dehors. Par exemple, la constitution anglaise était alors pour beaucoup un objet d’envie, en Allemagne comme en France. « Quand on voit à Londres, écrit un correspondant d’un journal de Berlin en 1783, le dernier charretier s’intéresser aux affaires publiques et croire qu’il n’est pas un personnage inutile dans l’état, on éprouve un tout autre sentiment qu’en voyant chez nous les soldats faire l’exercice. » Mais l’influence prépondérante, malgré les efforts faits pour s’y soustraire, est encore celle des Français. Montesquieu était pour ainsi dire classique, aimé pour sa gravité et pour ses hardiesses mesurées, étudié par tous les apprentis hommes d’état. Voltaire était l’auteur préféré de Frédéric II et de ceux qui, comme lui, goûtaient par-dessus tout la vivacité d’esprit, la perfection du style et une philosophie éloignée de tous les excès. Cependant le nombre de ses admirateurs diminuait tous les jours. Beaucoup s’étonnaient, avec Herder, que l’on plaçât sur le même rang le moqueur Voltaire et le sérieux Rousseau.