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savoir si toute connaissance commence pur des faits ou par des idées ; si le cogito de Descartes est un simple fait ou la conséquence implicite d’un principe. Mais en même temps que l’idée d’être est la plus claire de toutes, elle est aussi la plus obscure ; car étant simple, elle ne peut être ramenée à des élémens, et elle ne donne la notion d’aucun être en particulier ; et d’ailleurs, l’être n’ayant aucunes limites, elle ne peut être comprise par aucune raison finie. Elle est le terme et le moyen de la vision ; mais, en tant que substance, elle ne contient rien de distinct en elle-même ; on ne peut la saisir que dans ses propriétés. Si l’être est à la fois le suprême intelligible et le suprême incompréhensible, tout ce qui est est à la fois intelligible et incompréhensible, et la pleine compréhension est une entreprise impossible et insensée. Il faut donc à la fois chercher à connaître sans prétendre à tout comprendre.

Cette conception fondamentale qui consiste à partir de l’idée d’être en général, de l’être absolu, a beaucoup d’analogie avec celle qui sert de point de départ à un illustre philosophe italien, peu connu en France, l’abbé de Rosmini[1]. Il est vraisemblable que, dans le cours de son voyage à Rome, Lamennais y a vu Rosmini, comme il vit plus tard Schelling à Munich ; et sans doute il causa philosophie avec l’un comme avec l’autre. L’influence de Schelling est sensible dans sa doctrine et dans son œuvre, comme nous allons bientôt le voir ; celle de Rosmini nous paraît également manifeste dans le choix de son principe.

En passant de l’idée d’être à l’idée de Dieu, nous passons, suivant Lamennais, du même au même : car Dieu n’est autre chose que l’être. Donc inutile et impossible de démontrer Dieu. Comment démontrer l’être sans le supposer ? Cette notion ne s’appuie que sur elle-même ; « on ne peut la déduire de rien, et quand on croit remonter vers elle, elle est encore le point d’où l’on part. » Mais si on ne peut démontrer Dieu, on ne peut le nier. Car comment nier l’idée d’être ? Il n’y a pas d’athée. Le véritable athée serait celui qui dirait : « Il n’existe rien. » Cependant, il ne faut pas confondre la notion de Dieu et la notion d’être : « Dieu est l’être infini considéré, soit dans ses rapports avec les êtres finis, soit dans ce que sa propre essence renferme à la fois de nécessaire et de distinct. » C’est là une vue personnelle de Lamennais, analogue à celle qui était également et dans le même temps émise par Schelling dans sa

  1. Nous espérons connaître bientôt avec plus de précision la philosophie de Rosmini. Un professeur de philosophie du collège Stanislas, M. Segond, vient de nous donner le premier volume d’une traduction, dont nous attendons la suite avec impatience.