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foule qui le hisse au pouvoir parce qu’on lui s’incarnent ses instincts démocratiques, ses passions et ses haines. La jeune génération qui se groupe autour de lui et qui l’acclame est lasse du joug des traditions, impatiente devoir à sa tête un représentant des aspirations nationales, d’imprimer à la politique américaine une autre allure.

C’est un monde nouveau qui naît et s’affirme. et les femmes ne sont ni les moins ardentes à y jouer un rôle. ni les moins promptes à y revendiquer leur part d’influence. N’est-ce pas Betsy Ann qui, sous le nom de Mrs Eaton, règne à la Maison-Blanche et inspire au fougueux président, comme elle l’avait inspiré au prudent Bill William, cette affection profonde qui le fait se déclarer ouvertement l’admirateur passionné et le cavalier servant de sa belle ?

Honni soit qui mal y pense. Amoureux platonique, il ne demande rien et n’attend rien. À peine effleure-t-il de ses lèvres le bout de ces doigts roses. Chevaleresque ? il l’est et comme pas un. Ce rude soldat qui, dans vingt combats obscurs, a joué sa vie contre les Indiens, qui, tout enfant, frappé par un officier anglais dont il refusait de nettoyer les bottes, a juré de se venger des Anglais, les a battus à la Nouvelle-Orléans, leur a tué leurs meilleurs généraux, Packenham et Gibbs, qui, sans ordres, a pris la Floride, qui, élu président, entre en lutte avec la banque des États-Unis, avec les capitalistes, avec le Sud, avec le congrès et avec ses ministres, avec les représentans étrangers, ardent, violent, brutal, se fait l’esclave d’une femme, la défend contre tous et contre toutes, risque pour elle sa popularité et sa réélection !

Et qui est-elle elle-même ? Fille d’un aubergiste, veuve d’un commissaire de la marine qui s’est suicidé dans un accès de delirium tremens, elle avait épousé M. Eaton en secondes noces, et, à première vue, subjugué Old Hickory. Lui-même était marié, mais Mrs Jackson n’était pas pour le gêner. Cette estimable matrone des frontières, qui avait fait le coup de feu avec les Iroquois, fumait paisiblement sa pipe de cornouiller au coin de son feu et n’avait garde d’en remontrer à son irascible époux. Mrs Eaton présidait aux réceptions de la Maison-Blanche ; elle en tenait les clés et n’y admettait que ses amis. De scandale, pas l’ombre. Une héroïne des romans de Fielding, irréprochable, mais despotique.

Mrs Donelson, la nièce du président, presque sa fille, se refuse à voir Mrs Eaton ; Andrew Jackson la renvoie dans le Tennessee. Mrs Calhoun, la femme de son collègue, le vice-président des États-Unis, hésite à courber la tête devant l’idole ; Andrew Jackson rompt avec son collègue, qui peut désormais renoncer à l’espoir de lui succéder. La femme du ministre de Hollande décline l’honneur de s’asseoir aux côtés de Mrs Eaton ; le président demande à la Hollande